Coopérer, s’entraider, valoriser les services locaux… Pour Bernard Lietaer, économiste et auteur de Au cœur de la monnaie (Éditions Yves Michel, 2013), pas de doute, ces piliers des monnaies locales sont des valeurs féminines. Pour ce spécialiste reconnu des monnaies locales, on peut analyser leur retour en force en se basant sur l’inconscient collectif et les archétypes traditionnels.
L’histoire recèle de périodes vastes où monnaies nationales et monnaies locales cohabitaient. Il en va ainsi du haut Moyen Âge où la monnaie nationale, frappée dans une matière noble, pouvait s'épargner et gagnait de la valeur au fil du temps, renforcée par les intérêts qu'elle générait. Elle avait une force d’expansion, de domination et de compétition. Des valeurs masculines, ou yang.
Au niveau local, d'autres monnaies circulaient en parallèle pour permettre les échanges, certains territoires en comptaient même plusieurs qui cohabitaient. Frappées dans des matières non nobles, elles irriguaient la communauté locale et n'avaient pas vocation à être accumulées. L'argent était au contraire investi dans des projets de long terme. Bernard Lietaer qualifie ces monnaies de yin.
Pour cet universitaire belge, la fin du système bimonétaire coïncide avec le refoulement de l’archétype féminin de "Déesse mère", qui symbolise l’abondance pour tous, au profit d’archétypes comme le guerrier ou le magicien. Cet effacement a laissé ressortir deux ombres, la cupidité et l’avidité, les deux biais du système financier actuel, qui sont renforcées par l’uniformisation de l'utilisation des monnaies yang comme monnaies d’échange tant au niveau local que lointain. Utiliser la même monnaie pour tous les échanges tend en effet à favoriser les grands groupes et les marchés financiers au détriment des petits acteurs.
"La réflexion de Bernard Lietaer nous amène à comprendre le retour des monnaies locales aujourd’hui, analyse Étienne Hayem, fondateur du réseau Symba. Nous vivons un profond changement de paradigme dans notre société, avec un rééquilibrage entre les valeurs féminines et masculines. Il est donc logique de voir émerger des monnaies locales maintenant."
Mais au fait, de quoi parle-t-on ?
Pour présenter les monnaies locales, Nicolas Briet, chargé de communication de l’association La Gonette, la nouvelle monnaie locale lyonnaise, aime les comparer à un collier de perles. "Les perles, ce sont les acteurs locaux engagés ; le fil, la monnaie locale qui les lie entre eux et permet de faire quelque chose de joli et d’intégré." Un beau programme donc, pour une autre façon de penser l'argent et son usage.
Adopter une monnaie locale, c’est mettre en place un cercle vertueux d’échanges. "La richesse d'une société, c'est la force de ses échanges. La monnaie est un paramètre technique qui encourage un collectif, une communauté, à échanger, souligne Étienne Hayem. On a remarqué qu’une monnaie locale circule en moyenne 6 à 8 fois plus vite que l’euro."Preuve qu'elle répond à un vrai besoin de changer l'organisation des échanges locaux.
Dans chaque réseau, les commerçants sont la clé de voûte. Ils échangent leurs euros en monnaie locale pour ensuite l'utiliser comme moyen de paiement auprès de leurs fournisseurs. Ils peuvent aussi devenir bureau de change pour les particuliers qui vont à leur tour essaimer leurs coupures auprès des commerçants qui les acceptent.
Avec un taux d’intérêt nul, voire négatif (la monnaie se dévalue si elle n’est pas utilisée), les monnaies locales n’ont pas vocation à être thésaurisées. Mieux vaut les faire circuler dans le réseau et ainsi le renforcer. Cela n’est pas contradictoire avec l’idée qu’il faut consommer moins ou, plutôt, mieux :"Avec les monnaies locales, on parle d’achats intelligents, rappelle Étienne Hayem. Acheter bio, local, solidaire… ce n’est pas un mauvais achat."
Plus l'offre de services est large, plus il est possible de consommer local, aussi bien pour les consommateurs que pour les commerçants : un épicier pourra se fournir en fruits et légumes chez un agriculteur du réseau qui paiera son comptable en monnaie locale. Ce dernier ira dépenser ses coupures locales chez le coiffeur qui, à son tour, paiera en partie ses employés en monnaie localequ'ils dépenseront chez d'autres commerçants...
"Cela prend du temps de développer un réseau mais ça en vaut la peine, assure Nicolas Briet. Le fait de payer en monnaie locale vous permet, à titre personnel, de comprendre concrètement quel est le degré de dépenses locales. Si vous arrivez à payer 50 % de vos achats en monnaie locale, c'est un très bon score !".Le cas le plus éloquent nous vient d'outre-Manche où le maire de Bristol, George Ferguson, a choisi de se faire verser son salaire entièrement en Bristol Pound.
Tisser du lien
Outre le fait qu'elles dynamisent l'économie locale, les monnaies locales sont aussi un moyen de tisser concrètement du lien social. "Pour avoir déjà payé en monnaie locale, je peux vous assurer que c'est une source de discussion sans fin !, s'amuse Nicolas Briet. Je peux engager plus facilement la conversation avec les commerçants qui l'acceptent, car je sais que nous avons des points communs. Les monnaies locales, c'est nouveau, étonnant, intrigant. Elles amènent plein de questions, même chez ceux qui ne connaissent pas."
De l'argent qui unit au lieu de séparer ? Oui, et cela va plus loin : "Les monnaies locales recréent du lien entre acteurs locaux, citoyens et élus. À mes yeux, cette mise en liaison contribue à l’intelligence collective. On se connaît et on sait quels sont les besoins des uns et des autres. Cela résout les problèmes traditionnellement liés à l’isolement. À terme, il n’y aura peut-être plus besoin de monnaies locales mais, pour l’instant, c'est très utile."
Les monnaies locales ne sont pas une fin mais un moyen. Une logique qui tranche avec les conceptions communes sur l'argent et le remet à sa place. "L'argent devrait être neutre, mais il est devenu très chargé émotionnellement, déplore Nicolas Briet. Les monnaies locales permettent de se réconcilier avec lui, elles sont beaucoup moins violentes que l'euro."L’arrivée d’une monnaie locale s’accompagnesouvent d’une volonté d’éducation populaire. "L’argent, la politique et la création monétaires, la finance, sont des sujets importants car ils ont un impact au quotidien mais ils sont complexes. Les monnaies locales permettent d’appréhender plus facilement le sujet. On peut ensuite extrapoler sur le fonctionnement de la Banque centrale européenne et la création de monnaie par l’endettement."
Finalement, les monnaies locales font retourner la monnaie dans le champ de la politique citoyenne et remettent le citoyen au cœur de la vie locale. "On a dépassé le stade du geste militant", assure Nicolas Briet.Bien souvent, à l'origine des projets de monnaie locale, on trouve des convaincus de la première heure mais les participants viennent de tous horizons : "Les gens adhèrent car ça leur semble une bonne idée."
Vers une biodiversité monétaire ?
"Le modèle actuel, basé sur une seule monnaie, est très efficace mais absolument pas résilient, analyse Étienne Hayem. Si la monnaie s’effondre, on devra retourner au troc. Pour un système monétaire stable à long terme, il faut trouver un optimum entre l’efficience et la résilience, c'est-à-dire entre uniformité et diversité des monnaies."
Aucune volonté de subversion néanmoins. "Il ne s’agit absolument pas de remettre l’euro en question, précise Nicolas Briet.Il est très utile aux niveaux national et international mais les monnaies locales sont plus pertinentes pour échanger ce qui est produit localement par des acteurs indépendants. Elles sont complémentaires."
Dans la nature, une monoculture est plus intensive mais risque de s’effondrer si un virus s’attaque à la plantation, alors qu’une biodiversité de cultures offre plus de résilience dans une même situation. À l’échelle monétaire, nous vivons en pleine monoculture. "En cas de crise, c’est la panique !", résume-t-il. Les monnaies locales apportent de la diversité et donc de la résilience. Lorsque le système international va mal, les porteurs de monnaies locales peuvent amortir le choc en continuant de consommer localement. Durables, solidaires et engagées, les monnaies locales ont tout pour plaire.
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