Ilios Kotsou, spécialiste de la psychologie positive invite à nous connecter à nous-même avec bienveillance, en acceptant nos pensées, même les plus négatives. Heureuse rencontre !
On ne s'attend pas à un livre comme celui-ci venant du "Monsieur Bonheur" que vous êtes. Pourquoi ce thème ?
Certes, je m'intéresse beaucoup au bonheur, mais j'ai remarqué que de nombreuses personnes interprétaient les messages transmis comme une tendance à "la vie en rose", un espèce de bonheur naïf. Ce n’est pas toujours évident d’expliquer en peu de mots la différence, pourtant fondamentale, entre la pensée positive (du type : je vais bien, tout va bien) et la psychologie positive, où l’on apprend par exemple à se détacher de ses pensées. Même chose entre l’estime de soi et la poursuite de l’estime de soi, qui sont deux concepts très différents.
Le développement personnel, censé nous aider à devenir plus lucide sur nous-même, est entouré de beaucoup d'illusions, et les messages qui devraient nous aider à être plus responsable de notre bien-être, participent en fait trop souvent à renforcer les difficultés desquelles nous sommes déjà prisonniers.
Quel parcours personnel vous a mené à vous intéresser au bonheur et à la psychologie positive ?
Avant tout une envie insatiable de comprendre ce qui motive les comportements humains : pourquoi certaines personnes qui vivent dans des conditions matérielles difficiles sont heureuses, et d'autres qui "ont tout pour être heureuses" ne le sont pas ? Il y a bien sûr, aussi, les souffrances de ma propre vie et mon parcours personnel qui ont nourri mon intérêt pour ce sujet.
Ce qu’on appelle l’intelligence émotionnelle me passionne. En apprenant à identifier et gérer autrement ses émotions et celles des autres, on se rend compte que nos stratégies d'évitement (des pensées, des comportements) visent avant tout à nous débarrasser de l'inconfort. Moi qui suis quelqu'un de très joyeux, je me suis rendu compte que ce caractère venait en partie d'un évitement de la souffrance, et que cela risquait de me couper des autres, en refusant de voir leur anxiété, leur tristesse. À un moment de ma vie, j'étais, sans m'en rendre compte, un dictateur de la bonne humeur. Mais cela a changé, heureusement…
Plutôt que "Monsieur Bonheur", vous êtes plutôt "Monsieur Empathie" alors ?
De plus en plus, oui. Je reste quelqu'un de joyeux mais je suis aujourd'hui beaucoup plus à même de faire de la place aux émotions désagréables chez moi et chez les autres.
La lucidité, ce serait un appel à une sorte de résilience ?
Oui on peut dire cela. J'espère que ce livre permettra aux lecteurs de se réconcilier avec eux-mêmes. Quand on regarde notre vie avec douceur, comme elle est, on peut y trouver des milliers de choses intéressantes, et notamment la manière de cheminer, de nous connecter, pour reconnaître ce qu'il y a de beau dans notre vie, de manière réaliste.
Mais apprendre à accepter nos sentiments n’est pas de la résignation, c’est tout le contraire. En effet, nous devenons prisonniers des choses que l'on refuse dans l'exacte mesure de l'énergie que l'on met à les combattre. C’est en choisissant une direction qui correspond à nos valeurs profondes, au lieu d'être dirigés par l'évitement, qu’on trouvera des solutions.
Pourquoi sommes-nous tous devenus "obsédés" par le bonheur ? Cela vient-il de la Révolution française, et de cette phrase : "Tout humain a droit au bonheur" ?
La question du bonheur existe depuis toujours. On en parle dans toutes les traditions, en Inde ou dans la Grèce Antique, la question était centrale. Pour atteindre le bonheur ou la sagesse, les philosophes proposaient des exercices philosophiques très concrets à leurs élèves. Le christianisme a ensuite apporté une vision différente : celle du bonheur dans une autre vie.
Le fait de s’intéresser à ce que le plus de personnes possibles puissent être heureuses et épanouies est positif je pense.
La dérive dont nous devons nous méfier, c’est quand on veut nous faire croire que le bonheur est un dû et peut s’acheter, et non quelque chose qui se cultive. Notre société capitaliste a fait du bonheur un produit et cela, c’est dangereux.
Et comment explique-t-on cette tendance au bonheur qui se monnaye ?
Pour l'une des premières fois dans l'histoire de l'humanité, l'être humain en Occident a l'occasion de se préoccuper de son bien-être. On lutte beaucoup moins pour survivre aujourd'hui. Bien évidemment, en disant cela, je n'oublie pas la terrible réalité des personnes qui n'ont pas de toit ou de quoi manger.
Nous sommes en permanence confrontés aux images d'un bonheur idéalisé, à travers la publicité, les médias. On nous vend la vie de personnes qui ont réussi, des modèles. Le bonheur est devenu une prescription sociale : nous devons être heureux.
La poursuite du bonheur est-elle un problème de riches ?
Il est difficile d'affirmer cela. Au début de mon livre, j'évoque une statistique montrant que n'importe où dans le monde, cette notion du bonheur est valorisée. C'est vraiment une quête universelle. Autre point important, nos pays occidentaux, où les conditions matérielles semblent réunies pour être heureux, sont autant touchés par le problème du mal-être et de la dépression, qui sera bientôt la première cause d'invalidité dans le monde entier.
Cependant, bien que cette question traverse toutes les cultures, chez nous, c’est exacerbé par cette profusion de publicité. Mais y-a-t-il encore des endroits au monde où ce n'est pas le cas ? L'effet est encore plus terrible dans les pays où les gens ont moins de moyens, parce qu'on leur vend le même modèle de bonheur marchandisé et cela renforce les frustrations et risque d’empêcher les gens de se prendre en main.
Pensez-vous que les pays comme la Chine et l'Inde, qui sont en train de suivre les mêmes phases de développement que nos pays occidentaux, passeront par cette même idée de poursuite du bonheur ?
Oui certainement. J'ai eu la chance de voyager un peu, et le discours ambiant qu’on entend à propos de certaines régions d'Afrique ou d'Asie est que les gens y sont heureux avec rien, contrairement à chez nous. Ce qui est évident, c’est que les liens sociaux y sont plus forts dans la majorité des cas, et qu’on connaît l’impact positif, tant social que matériel, d’être bien entouré par sa communauté.
Mais cela change vite, notamment avec l’exode rural et la tendance au "chacun pour soi" pour survivre, simplement. L’exposition à la publicité et aux modèles occidentaux est importante. La plupart des gens envient donc ce bonheur matériel, nous ne sommes pas si différents !
Votre livre est basé sur de nombreuses études scientifiques sur un sujet qui semble, de prime abord, plutôt irrationnel. Pourquoi ce choix ?
On pourrait bien entendu dire la même chose d’autres manières, par exemple par la poésie, mais comme il prend le contrepied de croyances très ancrées, ce livre devait être validé scientifiquement pour ne pas être rejeté en masse. Avec des arguments cliniques, c’est plus pertinent et interpellant, je pense, pour les lecteurs. Ce n'est bien sûr pas LA vérité, mais cela permet de donner plus d'assise à mes arguments.
Je souhaitais aussi vulgariser certaines expériences intéressantes en sciences humaines et montrer qu'elles sont accessibles à tous. Pour moi, toutes ces recherches nous permettent de mieux nous comprendre, de nous informer, de nous ouvrir l'esprit.
Je me suis beaucoup documenté et ai choisi de m'appuyer sur des études un peu moins connues. Quand on parle de psychologie positive aujourd'hui, on évoque surtout les études sur la gratitude par exemple, et moins celles qui parlent des difficultés que l’on traverse en essayant, par exemple, de se forcer à être heureux. C’est ainsi que j’ai voulu commencer le livre en parlant de cette grande illusion.
"Eloge de la lucidité" est le titre d'un de vos livres. Comment définissez-vous la lucidité ?
Pour moi, c’est le contraire de l'illusion et de l'idéalisme. La lucidité dont je parle, c’est la capacité à regarder les choses comme elles sont, celle de ne plus courir après un idéal, qui n'est pas présent ici et maintenant, mais d’être capable de regarder le monde tel qu'il est avec sa part d'inconfort et de souffrance, mais aussi dans toute sa beauté.
Ce que j'essaye de montrer dans le livre, c'est qu'en partant de ce qui est, nous adoptons une démarche beaucoup plus réaliste pour progresser vers un réel bien-être, qui dépend moins des circonstances externes.
Vous parlez beaucoup de la pensée positive dans ce livre, et de ses dangers. Quel est le problème ?
Dans le chapitre intitulé "le mythe de la pensée positive", j'essaye de déconstruire cette idéologie qui prétend que "nos malheurs sont créés par nos pensées négatives et que, pour aller bien, nous devons supprimer ces pensées et penser positivement". Cette conception est très simpliste et donc a priori très attrayante, car cela nous donne une explication clé qui porte sur l'origine et la solution à tous nos malheurs. Et quand nous allons mal, c’est bien sûr ce que nous voulons tous : trouver un responsable et retrouver un état de bien-être.
Le premier problème avec cette idéologie, c’est qu’elle sous-tend que l'on peut contrôler nos pensées alors que ce n’est pas si évident, et en particulier dans les moments où on ne va pas bien. Si je vous dis "essayez de ne pas penser à la Panthère Rose" vous verrez que c'est très compliqué, et que même si on n’y pense pas pendant un certain temps, elle reviendra par le suite encore plus fortement (effet rebond). C'est ainsi que nous créons l'obsession. De même, vous avez sûrement remarqué que les insomnies arrivent surtout quand on essaye de contrôler son sommeil, de se forcer à dormir et que l’on s’angoisse.
Le deuxième problème avec la pensée positive est qu’elle peut être extrêmement culpabilisante. En quelque sorte, son message rend les gens responsables de leurs malheurs alors qu'à nouveau, on ne contrôle pas tout ce qui nous arrive. De nombreuses personnes atteintes de maladies graves, comme le cancer, souffrent de se sentir coupable à l'égard de leur maladie et de leur difficulté à guérir.
Le fait de proclamer que tout vient de nos pensées revient à les mettre au centre de notre vie, comme si elles étaient la chose la plus importante. Ce que je veux montrer, c’est que notre mental est un outil extraordinaire, mais qu’on doit veiller à ce qu’il ne devienne pas un maitre tyrannique.
Quels sont les techniques de psychologie positive que vous utilisez dans votre pratique ?
Et bien par exemple, des outils qui nous permettent d'observer nos pensées et de les regarder passer dans le ciel de notre expérience. Autre chose, prendre distance avec ce que l’on dit de nous, ces fameuses étiquettes que nous nous sommes collées ou que l'on nous a mises, et qui réduisent qui nous sommes vraiment. Je peux également citer le fait de choisir de porter le regard sur ce qui donne de la valeur à notre vie ou de cultiver la gratitude.
Parlez nous de "l'estime de soi" et de ses troubles, en pleine expansion.
Ce que je pointe du doigt, ce n’est pas l’estime de soi en tant que telle, mais la poursuite de l'estime de soi, qui est un facteur de vulnérabilité.
La pensée positive donne une importance exagérée à l'estime de soi, qui serait la clé de toutes les réussites. En réalité, les études tendent à prouver que l'estime de soi est plus souvent une conséquence du succès qu'une cause : c'est parce qu'on réussit qu'on a une bonne estime de soi.
Bien sûr, je ne remets pas en doute le fait qu'avoir une image de soi positive est utile. Mais quand toute notre vie tourne autour de notre image, et que celle-ci dépend uniquement de facteurs extérieurs, nous devenons très fragiles. Lorsqu'on a un énorme besoin de reconnaissance, tous nos comportements visent cette quête, et on en devient prisonnier.
Dans la deuxième partie du livre, je propose, à la place de cette quête dangereuse, d’apprendre à faire preuve de douceur envers nous-même, quels que soient les éléments extérieurs, et particulièrement en situation d'échec.
Ne risque-t-on pas finalement d'être à la poursuite de la lucidité ?
C’est bien évidemment possible, comme pour n’importe quelle proposition. J'ai essayé d'aller au cœur du sujet le plus simplement possible dans ce livre. En essayant d'être dans l'ouverture face à nos émotions, même les plus compliquées, d'arrêter de combattre nos pensées, si l'on peut se connecter à nous-même avec douceur, si l'on peut se détacher des étiquettes et se centrer sur les relations, nous ne sommes plus dans le poursuite effrénée de cet ailleurs mais davantage dans l’appréciation des bienfaits présents.
L'idée n'est bien sûr pas de ne plus avoir de but dans la vie, mais d'éviter de faire dépendre notre bonheur d’illusions.
Christophe André préface votre livre. En quoi êtes-vous sur le même chemin ?
Christophe André est l'un des auteurs qui parlent le mieux de psychologie positive et de bonheur sans tomber dans le piège de cette "vie toute rose". Dans ses livres, notamment "Méditer jour après jour" ou "Les états d'âmes", il propose aussi d'apprivoiser ce qui nous fait souffrir pour retrouver cette forme d'ouverture au monde et de liberté. Enfin, lorsqu'il parle d'estime de soi, il propose également ce chemin de douceur envers nous-même. Je me sens très inspiré par ses écrits et en totale cohérence avec la vision qu’il propose dans ses livres, que j’aime beaucoup.
Le changement arrive-t-il par les femmes ?
J'en suis convaincu ! Les études nous montrent par exemple que les femmes ont majoritairement tendance à se sous-évaluer, et les hommes à se sur-évaluer. Ce qui explique peut être en partie pourquoi les femmes se remettent plus vite en question, ce qui est une condition pour apprendre. Pour les hommes, c'est peut-être plus compliqué de faire le premier pas.
Le fait d'être plus sensible, qui peut être perçu comme une faiblesse, est aussi une énorme force. Car cette capacité à être plus connecté à ses émotions, quand elle est apprivoisée, nous rend capable d'être beaucoup plus ouvert à nous-même et aux autres, et à se mettre en action. Or, quand on refuse ses émotions, ce qui est, de façon caricaturale, plutôt masculin, on est beaucoup plus coupés de nous-même, des autres et de la vie au sens large.
Dans le milieu de l'entreprise, les éléments dont on dispose tendent à montrer que si l'on veut augmenter l'intelligence collective d'une équipe, le nombre de femmes est déterminant : il en faut plus. L'un des éléments clés est cette capacité à partager, à coopérer, à se centrer sur les points communs plutôt qu’à s’enliser dans la compétition. Mais attention aux stéréotypes, il y a énormément de différences individuelles tout comme il y a beaucoup de points communs dus à notre commune humanité. Ce serait aussi une étiquette très réductrice que d’opposer les humains de par leur genre.
Êtes-vous un homme heureux Ilios ?
Tout dépend de la définition du bonheur. S'il s'agit d'une manière de marcher dans la vie, alors oui je suis un homme heureux. Mais c'est un bonheur qui n'est pas en opposition avec la tristesse, l'anxiété, la frustration, les difficultés, que je vis comme tous les êtres humains. Mon bonheur est davantage dans la façon dont je vais me relier à moi-même, à la vie, quelle que soit la couleur du ciel. J’essaie de voir le bonheur comme un cadeau et pas un dû, d’en prendre conscience par toutes les petites choses qui se passent chaque jour, et vers lesquelles j'essaye de tourner mon regard.
Les relations sociales me paraissent essentielles : chaque personne que je rencontre, en stage ou ailleurs, m'apprend beaucoup et me transforme.
Le mot de la fin est posé par Matthieu Ricard dans votre livre. En quoi était-il important qu'il puisse conclure votre ouvrage ?
Je suis content qu'il ait accepté. Il y avait la vision de Christophe au début, qui est un clinicien, puis la vision de Matthieu, plus philosophique et spirituelle. Matthieu Ricard nous parle beaucoup de l'altruisme, de ce qui nous connecte au monde. Je suis tout à fait en ligne avec son message qui dit que lorsqu'on est obsédé par un bonheur égoïste, on se coupe des autres et du monde. Notre bonheur est totalement lié à celui des autres.
Quels sont vos projets ?
Dans les mois qui viennent, ma grande priorité sera de passer du temps en famille, puisque je vais devenir papa le mois prochain. Savourer, être présent avec tout ce que cela va comporter de joies comme de moments plus difficiles. Je me réjouis de tout cela ! Sur le plan professionnel, je vais continuer à animer des conférences.L'expert :
Co-fondateur d’Emergences, Ilios Kotsou est doctorant en psychologie des émotions à l’Université libre de Bruxelles. Il écrit et intervient dans plusieurs universités sur le thème des émotions, du bonheur, et de la pleine conscience. Formé à l’approche de Palo Alto et à la mindfulness, il s’intéresse de près aux interactions entre la science fondamentale et la mise en pratique.