Cet article a été publié dans le magazine Fémininbio #15 Février-Mars 2018
C’est pour tenter de comprendre les ressorts de ce système complexe que nous avons rencontré Claire Chanut et Pierre Rabhi, qui ont fondé le Mouvement des Femmes semencières en 2011. L’objectif : agir en faveur de la liberté des semences. Lumière !
Vous êtes à la source du mouvement des Femmes semencières. Pourquoi associer le féminin à la semence ?
Pierre Rabhi : Lorsqu’on donne de la semence, on donne la vie. Voilà une réalité bien tangible à laquelle nous pouvons toutes et tous nous référer pour comprendre l’enjeu auquel est soumis ce trésor universel. Ces quelques graines que l’on sème perpétuent le cycle de ce merveilleux phénomène auquel nous devons notre existence. Et cette magie est symboliquement et objectivement reliée au féminin, à la femme porteuse de l’ovule que la semence masculine éveille.
Au cours de ma vie et de mes voyages, notamment en Afrique, j’ai été frappé par cette tonalité féminine très forte en lien avec la Terre Mère. La semence, garante absolue de la pérennité de certaines espèces, et en particulier de la nôtre, a fait naître le mouvement des Femmes semencières.
Pourquoi avez-vous souhaité que ce mouvement voie le jour ?
P.R.: Car préserver et réhabiliter ce trésor est de notre devoir sacré. Réenchanter la vie et la société apparaît indispensable pour sortir de notre spirale destructrice, celle qui laisse se généraliser des semences chimériques sous couvert de résoudre famines et pénuries. Depuis la révolution néolithique, l’être humain est en mesure de se nourrir grâce à une “convention” qu’il a passé avec la terre en devenant agriculteur. Depuis, il n’a de cesse de prélever dans le sauvage et de domestiquer. Il allait de soi qu’il devait s’approprier la semence de façon à maîtriser la reproduction au sens large !
C.C.: Nous avons ensemble ressenti le besoin de relier à travers le monde toutes celles et ceux qui le souhaitent pour faire vivre des projets de reproduction et de conservation de semences vivantes et reproductibles. Le mouvement des Femmes semencières, grâce à celles qui soignent notre terre, favorise l'émergence d'oasis de la biodiversité partout dans le monde, par l'information, en facilitant les transferts de compétences, les rencontres, les échanges de semences et de plantes.
Si le lien entre alimentation et santé est désormais assez clair pour la plupart d’entre nous, on fait rarement le lien entre semence et alimentation. D’où vient cette déconnexion ?
P.R.: Malgré notre lien objectif et immuable avec la semence, nous ne réalisons pas que ce qui nourrit notre corps doit grandir sur une terre “vivante”. La terre, c’est un organisme vivant qui contient un savant mélange de substances indispensables. Il possède ses propres capacités et peut s’épuiser si on le cultive trop souvent. Nous assistons dès lors à l’illustration du problème majeur de l’agriculture maîtrisée qui a pris la place de la culture itinérante : autrefois, quand les rendements baissaient, les humains cultivaient sur d’autres territoires.
Lorsqu’une plante est ancrée dans un sol vivant, elle est en capacité de rassembler tout un complexe de substances positives nécessaires à sa croissance et se sert uniquement de ce dont elle a besoin. Cette harmonie est expliquée en biodynamie : les substances entrent en résonance et résonnent en nous, elles nous maintiennent en équilibre. C’est ce qui en fait une alimentation santé pour nous.
C.C.: Effectivement, si le fait de ne plus utiliser de pesticides pour être en meilleure santé est intégré aujourd’hui dans la plupart des esprits, il reste une méconnaissance au niveau de la semence, qui est manipulée à notre insu pour servir une logique de profit.
C’est une part dissimulée de notre patrimoine qui sort complètement du champ d’attention et de compréhension du consommateur, même avisé. S’ajoute à cela toute la question de la législation, qui se joue sans aucune transparence. Une enquête[de l’Unaf, voir article suivant “Pourquoi les abeilles sont toujours menacées?”, ndlr] vient de sortir, dévoilant que les semences sont enrobées et que leur enrobage contient des pesticides. Cela signifie qu’en dépit des campagnes pour cesser les épandages les pesticides continuent à contaminer nos terres.
Dans ce contexte, peut-on encore parler d’autonomie alimentaire?
C.C.: Sans autonomie de la semence, il n’y a pas d’autonomie alimentaire ! La reproduction de notre patrimoine nourricier est aujourd’hui aux mains de ceux qui nous gouvernent, exploitée et financiarisée. Ces choix essentiels pour notre existence nous sont imposés en détournant notre attention par une consommation outrancière et du divertissement vide de sens.
P.R.: J’irai même plus loin en avançant que nous vivons dans une dictature larvée. Nous devons prendre conscience que nous, humains, sommes la plus grande catastrophe écologique. En falsifiant les règles du jeu, en prenant sans restituer, nous détruisons le cycle de la vie. Notre eau n’est plus buvable, notre air irrespirable. L’ère de la modernité dirige l’humanité vers son auto-éradication.
L’argument majeur des grands semenciers est tout de même d’en finir avec la faim dans le monde…
P.R.: L’éveil des consciences est une nécessité impérative. Ces arguments sont des mensonges majeurs et la connaissance du terrain permet de réaliser que les sols érodés accélèrent le phénomène de désertification, et donc les questions liées à la faim. Entre inondation et sécheresse nous nous dirigeons vers des famines sans précédent! Avec l’agroécologie, il est désormais prouvé que nous pouvons nourrir la planète, même en augmentant la population, si nous arrêtons le gaspillage et réduisons notre consommation de viande d’un tiers. Loin d’être un retour en arrière, ces nouvelles techniques agricoles sont éprouvées et remises à l’épreuve des faits.
Est-ce que notre assiette peut contenir des OGM aujourd’hui?
C.C.: C’est une question complexe sur laquelle il est difficile d’obtenir des réponses claires. Selon la règlementation, les OGM, issus par définition de la transgénèse – c’est-à-dire qu’on leur introduit un gène qui vient d’une espèce extérieure, ndlr – sont étiquetés comme tels et interdits à la vente en France. Cependant, nous en cultivons sur le sol français pour l’exportation, et nous importons du soja OGM pour nourrir les animaux que nous mangeons. Il y a ensuite les OGM cachés, obtenus par mutagenèse – pas de génome étranger mais une recomposition génétique au sein d’un même génome, ndlr. Ils échappent à l’étiquetage “OGM” du fait de leur mutation génétique considérée comme aléatoire. Ceux-là sont déjà cultivés en France, notamment le tournesol, le colza et la betterave sucrière. On comprend donc pourquoi il est si compliqué de savoir où se cachent ces OGM qui ne disent pas leur nom, sans parler du danger que représentent ces plantes mutées pour la santé et les sols !
Mais tout cela sera bientôt balayé par les nouvelles techniques de modification du génome qui s’avèrent simples, rapides et peu coûteuses, contrairement à celles de la production d’OGM de première et seconde générations. Retenons bien le nom scientifique de “CrispR-Cas9”, car il représente le prochain enjeu de manipulation de l’ADN des semences, aussi bien végétales qu’animales.
On pense avoir trouvé une alternative avec le bio. Qu’en est-il ?
C.C.: Manger des aliments bio est certes un premier pas qui préserve en grande partie la qualité des sols, de l’eau et de notre alimentation. Néanmoins, le premier maillon de cette chaîne alimentaire, la semence, est composé à 95% d’hybride F1. Ce sont des semences qui n’appartiennent plus au domaine public mais aux semenciers. Elles sont dégénérescentes, doivent être rachetées par l’agriculteur chaque année, et correspondent à des critères d’inscription au catalogue du GNIS. Ces hybrides ne sont pas étiquetés, contrairement aux OGM, mais sont les seuls disponibles à la vente, même pour les producteurs bio qui se retrouvent donc victimes de ce système.
P.R.: Une vraie écologie est attentive à la manière dont la nature s’y prend pour reproduire sans cesse le miracle de la vie. Elle essaye de ne pas saboter ses lois fondamentales basées sur l’associativité et la coopération. Dans le cas contraire, nous entrons dans la fantaisie de la transgression : maîtriser la nature, dominer, produire.
Dans ce contexte très noir, quel espoir reste-t-il aux générations futures?
P.R.: Nous continuons à naître au monde tout au long de notre existence. Mais c’est bien l’enfance qu’il nous faut préserver, et il nous faut éduquer nos petits à appréhender la nature, la complémentarité féminin-masculin. Nous devons veiller à supprimer la compétition qui prépare les adultes angoissés que nous sommes devenus.
L’école dont je rêve s’ouvre sur un jardin où l’enfant apprend à mettre la main à la terre. À nous, adultes, de lui en expliquer la beauté, pour qu’il fasse de lui-même le lien avec ce qu’il mange. Faisons également attention à l’exposition aux écrans des plus petits, qui provoque un transfert des fonctions cérébrales à la machine et une virtualisation anticipée du réel.
L’espoir existe. Nous avons encore la capacité de modifier l’état de ce monde. Cette lumière est révélée par tout ce qui se met en place dans la société civile: éducation, agriculture, thérapeutique, énergie, etc. Nous sommes très fertiles en innovations qui pourront sauver la situation. L’enjeu, selon moi, serait d’arriver aujourd’hui à rassembler ces initiatives afin de créer une convergence et une cohérence qui puissent apparaître au monde comme une mutation très positive.
Le moment est venu de nous concentrer, chacune et chacun, afin de guérir ce système à l’agonie grâce à une vision nouvelle guidée par la puissance de la vie.
Pour aller plus loin
“Carnets d’Alerte, Les semences, un patrimoine vital en voie de disparition", de P. Rabhi et J. Duquesne
Semences hors-la-loi, de B. Magarinos-Rey
OGM, tout s’explique, de C. Vélot
Semences buissonnières (DVD).