Cet article a été publié dans le magazine Fémininbio #16 Avril-Mai 2018
Un jour la lumière s'est allumée en elle pour ne plus jamais la quitter. Inna Modja est une artiste au sens premier du terme : guidée par ses envies, vouée à l'expression de son art, résiliente sur son chemin de vie. Excisée à 5 ans à l'insu de ses parents, elle s'engage sur le terrain en faveur du droit des femmes. Rencontre.
Dans quel état d'esprit êtes-vous ?
Je me sens bien. J’ai la chance de travailler sur différents projets qui m’excitent et m’amusent beaucoup, notamment "Les Parisiennes". Laurent Ruquier avait ce rêve d’enfant de reformer ce groupe emblématique des années 1960 qu’il adorait. C'est chose faite, avec Arielle Dombasle, Mareva Galanter et Helena Noguerra, et un album sort bientôt [le 27 avril, ndlr]. C’est un projet que je partage avec trois femmes incroyables.
J’aime beaucoup travailler avec des femmes. Un lien assez fort se met naturellement en place quand nous sommes ensemble, une sororité malgré nos vies différentes.
Le Mali, vos racines. Vous y êtes très attachée et votre musique en est empreinte. Racontez-nous.
Le Mali est mon pays. J’y ai grandi et ma famille y habite. C’est une terre d’une grande richesse culturelle ; je suis très fière de pouvoir en être une représentante. Un pays qui mérite d’être connu pour son art, sa musique, et pas uniquement pour le terrorisme qui malheureusement frappe le Nord.
Nous avons de grands noms de la photographie comme Seydou Keïta et Malick Sidibé, ainsi que de jeunes photographes qui commencent à se faire connaître.
Je pense aussi à Ali Farka Touré, qui est pour moi le symbole du blues malien, ou encore à Salif Keïta, qui a été mon premier mentor. Il a puiséde la force dans son histoire qui est très dure et a dépassé cela pour devenir l’artiste qu’il est. Je suis très admirative de son parcours de vie et j’ai vraiment eu de la chance de le rencontrer dès mes débuts.
Il y a également Oumou Sangaré, une vraie icône de la musique malienne à l’international. Elle porte unmessage très fort de féminisme et d’émancipation de la femme depuis près de vingt-cinq ans ! Elle me donne foi dans le fait de ne pas se conformer à une norme dans notre art et d'agir comme on le ressent.
Comment décririez-vous la place de la femme au Mali ?
Comme partout dans le monde il y a encore beaucoup d’inégalités. Il faut se battre contre des années de conditionnement, car l’égalité ne nous sera jamais donnée. Nous devons la réclamer, même si nous sommes en train d’assister à une évolution de la société.
La femme au Mali peut avoir accès à l'éducation, mais elle est toujours en bas de l’échelle. Ce qui est fort, c’est que nous partageons toutes ce combat. Les féministes, d’où qu’elles soient – ou "ils", car je crois au féminisme porté par les hommes –, ont en commun cette force de se battre ensemble et savent que la liberté de chaque femme dépend de celle des autres femmes.
Vous sentez-vous en mission pour le droit des femmes ?
Cela me vient plutôt de l'éducation que j'ai reçue. Mes parents sont assez féministes et encouragent filles comme garçons à aller de l’avant et à être ce qu'ils ont envie d’être. J’ai toujours vu ma mère militer – contre l’excision, pour l’alphabétisation des petites filles – et aider les jeunes femmes qui arrivent des campagnes pour devenir domestiques… Mon père également est très impliqué à ce niveau.
Ma façon de voir le monde a donc été modelée par cette éducation. C’est quelque chose que je trouve normal et qui est inscrit en moi. Je suis convaincue que nous pouvons guider nos enfants, surtout les garçons, pour éviter que les générations à venir ne soient confrontées à ce déséquilibre.
Votre mère vous surnomme "Sans Peur". Quel rapport entretenez-vous avec ce sentiment ?
Ma mère dit que je n’ai pas peur d’affronter mes peurs. J’ai des peurs, bien entendu, mais j’essaie d’y faire face et de les transformer en énergie, sinon elles prennent le pouvoir sur moi.
En fait j’ai envie d’être guidée par mes envies, par quelque chose qui m’anime, et non pas par quelque chose qui m’abat et m’immobilise. L’envie et l’espoir donnent une énergie incroyable, ce sont des moteurs pour moi.
L’excision, on en parle si peu quand on n’est pas concernées. Comment grandit-on avec ce traumatisme ?
C’est un traumatisme, oui. Une douleur, un choc d’une extrême brutalité. Enfant, on le met de côté, on l’enfouit mais on ne le gère pas. En grandissant, on commence à se poser beaucoup de questions. Adolescente, on évolue, avec l’idée qu’un jour on deviendra femme. Puis viennent les changements hormonaux, la modification du corps. Le fait de m’avoir enlevé le symbole de ma féminité a été un obstacle sur mon chemin initiatique.
J’ai été excisée à 5 ans, à l’insu de mes parents, car dans cette culture les plus âgés ont des "droits"sur les plus jeunes. L’excision est pratiquée par ignorance par des gens qui n’ont pas reçu d’éducation. On ne la questionne pas.
Parlez-nous de votre parcours vers la réparation ?
À mon arrivée en France, je ne me sentais pas une femme comme une autre. J’ai été voir une gynécologue qui, après avoir remarqué que j’avais été excisée, m’a fait comprendre qu’il n’y avait rien à faire. Ce fut un chamboulement !
Alors que j’étais plutôt bien dans ma peau, je suis devenue complexée, fermée, mal dans mon corps. Jusqu’à ce que je découvre par hasard un article sur Pierre Foldes, gynécologue qui réparaitles femmes victimes d’excision. Je l’ai contacté dès le lendemain. Il a vraiment pris le temps de tout m’expliquer sur mon corps, en détail. Et là, je réalise qu’un homme, blanc, qui n’a rien à voir avec l’excision, a mis au point une technique opératoire pour nous redonner notre intégrité.
D’un coup, on me donnait tellement que j’avais envie de me rendre utile à mon tour. Mais que pouvais-je faire à mon échelle ? "Tu peux parler de ton expérience, m’a suggéré Pierre Foldes, afin que d'autresfemmes se sentent moins seules." Car oui, je crois beaucoup à ce lien invisible qui se créeentre nous. Il rend les choses moins difficiles.
J’ai été réparée. Physiquement, il faut le temps que cela cicatrise. Mais même avant que tout fonctionne normalement, je me sentais forte, complète. Devenir comme toutes les femmes me rendait capable de tout accomplir.
J’ai décidé d’arrêter d’écrire pour les autres et de me concentrer sur moi, d’écrire mes propres chansons.
Vous êtes désormais engagée pour lutter contre toutes les violences faites aux femmes. Vous avez dédié à cette cause la chanson La Valse de Marylore, avec un clip choc…
J’aime être sur le terrain, faire. Et la lutte contre les violences faites aux femmes, c’est un travail de toute une vie.
Avant de me faire réparer je militais déjà. J’ai rencontré Linda Weil-Curiel, avocate qui accompagne les femmes qui portent plainte contre leurs parents. Les lois sont importantes, mais la prévention et donc l’éducation sont primordiales. Expliquons pourquoi il ne faut pas faire exciser les filles, on aura gagné !
J’ai commencé à travailler avec les Nations unies à New York, et le secrétaire général Ban Ki-moon m’a invitée à la tribune pour parler des solutions à l’excision et des manières d'abolir cette pratique.
J’ai aussi rencontrée la gynécologue Ghada Hatem il y a plusieurs années ; elle levait des fonds pour créer la Maison des femmes à Saint-Denis, pour accueillir et guider les femmes victimes de violences. J’ai rejoint cette mission et nous avons l’ambition de créer plusieurs Maisons des femmes en France. La demande est tristement incroyable. Nous accueillons sans condition, et plus de 11 000 consultations ont été données en un an.
Le temps m’a donné des épaules solides pour porter ces sujets. Et impossible de ne pas en parler dans ma musique…
Dans ce contexte, quels espoirs portez-vous sur l’avenir de notre société ?
Avec des mouvements tels que La marche des femmes[rassemblement politique en faveur du droit des femmes qui a eu lieu à Washington, en janvier 2017, ndlr], on voit l’envie de participer au changement et de sortir des conditionnements. Je crois en l’être humain. Je crois aussi qu’il y a beaucoup d’ignorance et que nous vivons un moment clé où les gens écoutent.
Nous devons ensemble partager nos expériences de femmes, pour une société plus juste et plus équilibrée. Nous devons aux générations futures de dire et de faire les choses. C’est le moment d’ancrer les idées, de ne pas laisser cela n’être que des hashtags. Il faut faire, faire, faire ! Donner de son temps. J’ai la chance de pouvoir me faire entendre en transmettant des messages. J’ai un public face à moi, et je dois les faire passer.
Qu’est-ce qui vous guide ?
L’envie. Je ne veux plus faire de compromis qui ne me rendent pas heureuse. J’essaie de m’écouter, d’être plus vraie avec moi-même, de prendre du temps pour moi et pour les gens que j’aime, de manger sainement, de faire du sport.
Mon compagnon et moi sommes tous deux végétariens, même si je cherche encore mon équilibre alimentaire. Je suis devenue intolérante à de nombreux aliments et je sens que mon corps réagit différemment. Dans ce domaine aussi, chacun a son parcours.
Quel est votre chemin aujourd’hui ?
J’ai compris que dans tout ce que l’on vit, l’important est d’être heureux, en harmonie avec soi. J’ai retrouvé cette harmonie avec la réparation. Je suis passée de victime de l’excision à survivante. Maintenant, j’ai juste envie de vivre !
J’ai l’impression d’être née une seconde fois en étant réparée, et aujourd’hui j’ai la sensation de renaître à nouveau. Il y a environ deux ans et demi, j’ai changé beaucoup de choses dans ma vie. J’ai décidé de produire ma tournée avec mon mari, de prendre mon destin en main à 100 %. J’ai tourné dans le monde entier alors qu’on m’avait dit que je n’y arriverai jamais. Personne ne peut nous dire ce que nous pouvons faire ou pas !
Apprendre à écouter ses envies, à ne pas se mettre de limites, c’est une grande leçon de vie. J’ai envie que d’autres personnes sachent qu’elles peuvent y arriver. J’ai décidé de ne plus me contenter de ce qui ne me plaît pas et de prendre du plaisir. Car le plaisir, on en a une vision coupable, mais c’est ce qui nous rend heureux et il n’y a aucune honte à cela !