Retrouvez l'intégralité de cette interview dans le magazine FemininBio #23 juin-juillet 2019
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Renconter avec Lionel Astruc, l'auteur de cette enquête sur Bill Gates et le "charity business".
Pourquoi cette enquête ? Pourquoi maintenant ?
J’ai toujours trouvé naïve cette vénération suscitée par l’image de Bill Gates, qui serait une sorte de Monsieur Parfait, un demi-dieu. Et chaque fois qu’un journaliste le décrit comme un champion du monde de la générosité je fais des bonds ! Jusqu’au jour où, dans le supplément d’un grand journal quotidien consacré au mécénat et rédigé par des spécialistes, j’ai lu pour la énième fois cette description de Bill Gates dépourvue de distance critique. Mes conversations avec Vandana Shiva sont aussi pour beaucoup, car elle est témoin de l’œuvre de la fondation sur le terrain.
Avec qui avez-vous travaillé pour réaliser cet ouvrage ?
C’est un ouvrage collectif dont j’aurais voulu qu’il soit cosigné avec d’autres, mais tous n’avaient pas autant de temps à y consacrer. J’ai notamment travaillé avec Mark Curtis, un écrivain, historien et journaliste d’investigation britannique qui fut auparavant chercheur à l’Institut royal des affaires internationales. Mais j’ai aussi été aidé par l’ONG britannique Global Justice Now, qui a publié un excellent rapport intitulé Gated development : is the Gates Foundation always a force for good ?, malheureusement passé inaperçu.
D’autres organisations et médias ont été de bonnes sources d’inspiration dont Grain, The Ecologist, The Lancet ou encore la sociologue Linsey McGoey qui a étudié en profondeur les mécanismes du philantro-capitalisme et ses racines historiques. Un travail passionnant !
Et une fois encore je dois beaucoup aux informations que m’a communiquées Vandana Shiva.
Quelles sont vos sources principales de renseignements, notamment concernant les flux financiers de la Fondation Gates ?
C’est peut-être le point le plus signifiant : en dépit de l’opacité de la fondation, ces informations sont accessibles notamment à travers les sources évoquées plus haut. Mais la fondation travaille dans tant de secteurs et avec tant de filiales que la complexité fait écran à une compréhension des enjeux, et notamment des conflits d’intérêt à petite et grande échelle.
Il s’agit de rassembler les pièces d’un puzzle pour montrer l’image complète et ainsi déjouer la stratégie d’éparpillement de la FBMG. Par rapport à mon livre précédent, Traque Verte, la FBMG et Microsoft sont un continent, un univers qui n’est pas rattaché à la réalité d’un seul territoire mais qui agit dans le monde entier.
Qu’entendez-vous par "fausse générosité", concernant la Fondation Gates ?
Pour comprendre de quelle manière fonctionne la fondation et quels objectifs elle sert vraiment, j’ai suivi le parcours de l’argent. Le constat dressé est simple : depuis la source de ces flux financiers jusqu’à leur aboutissement, toutes les étapes sont sujettes à caution.
Dès le départ, on constate que la fortune de Microsoft est basée sur des abus de position dominante colossaux, sur une manière très brutale de faire des affaires et sur un principe qui fait de Microsoft le Monsanto du logiciel : le brevetage à outrance.
Ensuite l’argent passe par la case évasion fiscale, qui prive les États de leurs moyens d’action (environnement, santé, etc.). Avant d’arriver à la Fondation, l’argent est investi dans un trust qui favorise les secteurs les plus nuisibles et opposés à l’intérêt général (armement, junk-food, OGM, etc.), nourrissant les fléaux contre lesquels la fondation prétend lutter. Or, le comble est que les entreprises du trust sont aussi souvent celles chez qui l’argent des "dons" finit par atterrir. Alors la boucle est bouclée !
Quelle est la quête du couple Gates à travers sa fondation ?
Cela peut paraître surprenant mais je les crois sincères dans leur volonté de faire le bien. C’est probablement ce qui les entraîne à rester sourds aux remises en cause. Ils sont persuadés de bien faire !
Leur philosophie qui met sur un piédestal la technologie et les multinationales est en accord parfait avec l’action de la fondation.
Qu’avez-vous découvert sur les objectifs cachés de la Fondation Gates ?
Je ne crois pas qu’elle ait d’objectifs cachés. Elle est opaque mais ne se cache pas derrière son petit doigt. Pour elles les ultra-riches ont de meilleures solutions que les autres et peuvent les imposer aux citoyens tout en augmentant leur fortune. C’est d’ailleurs le cas de Bill Gates qui, prétendant se dépouiller au profit des pauvres, a vu en réalité sa fortune personnelle passer de 56 milliards en 2011 à 95 (ou 96,5, selon les estimations) milliards en 2019. Incroyable, non ?
Quels chantiers "problématiques" finance cette fondation ?
Je voudrais d’abord rappeler qu’on ne peut pas être "généreux" avec l’argent des autres, c’est-à-dire avec des ressources dont on prive les États via les paradis fiscaux. Le montant de l’évitement fiscal est tel qu’il peut être équivalent à ce qui est "donné". On sait par exemple que Microsoft a déplacé à l’étranger près de 21 milliards de dollars de recettes (sur une période de trois ans), économisant ainsi 4,5 milliards d’impôts dus au Trésor américain, soit une somme équivalente auxdépenses annuelles (4,7 milliards en 2017) de la Fondation Gates dans le monde.
J’ajoute que globalement Microsoft conserve 92,9 milliards de dollars à l’étranger pour éviter de payer 29,6 milliards d’impôts aux États-Unis. Autrement dit ces dons, dès le départ, n’en sont pas. Mais ce n’est en effet que le début du problème. Côté santé, une enquête du Lancet (revue scientifique britannique) nous éclaire sur le fait que la Fondation favorise les maladies qui appellent la diffusion de vaccins, mais néglige les autres : la recherche sur la pneumonie, la diarrhée et la sous-nutrition maternelle et infantile, par exemple (pourtant responsables d'innombrables morts d’enfants dans le monde) est relativement peu financée par l’organisation.
Ces maladies ne nécessitent pas la mise au point de nouveaux vaccins, mais des mesures de prévention efficaces et déjà bien connues. La fondation est main dans la main avec les laboratoires pharmaceutiques, avec de réels conflits d’intérêt.
Quid de l’agriculture ? Ce secteur subit-il le même genre de mainmise ?
Oui, Bill Gates pense qu’il faut apporter "aux paysans pauvres la science et les technologies agricoles" dont "les entreprises privées" ont "la véritable expertise", à savoir les OGM et la biotechnologie, domaines que la fondation met particulièrement en avant.
Elle est, sur le continent africain, un véritable cheval de Troie pour Monsanto/Bayer et pour l'ensemble de l'industrie agrochimique. Par exemple, l’action de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (Agra) – filiale africaine de la FBMG – aide les grands semenciers et l’industrie agrochimique à pénétrer en force les marchés des pays pauvres et à dissuader de faire usage de semences libres avant de les rendre illégales et de les faire disparaître.
L’Agra fait pression sur les gouvernements africains et la mise en place de systèmes commerciaux, offrant à quelques grandes sociétés la possibilité de contrôler la distribution semencière. Elle persuade les agriculteurs d’acheter des semences commerciales et brevetées plutôt que d’utiliser leurs propres variétés traditionnelles.
Qu’en est-il du fonds d’investissement, le trust, caché derrière la fondation ?
Ce fonds d’investissement placel’argent de la fondation et seuls les dividendes sont ensuite "donnés". D’autres le font et, si les investissements sont éthiques et de nature à améliorer l’intérêt général, cela ne pose évidemment pas de problème. Mais ce n’est pas exactement le cas ici : le trust de la fondation investit dans des secteurs et des entreprises tels que l'armement, les énergies fossiles, la grande distribution, les OGM ou encore les sodas, etc. Comment est-ce possible ? Venant d’un surdoué comme Bill Gates on a du mal à voir là une incohérence fortuite.
Ce fonds a investi dans 35 des 200 sociétés qui émettent le plus de CO2, géants du pétrole et du charbon notamment. Cette contradiction illustre à elle seule le problème global que pose la Fondation Gates, comme Albert Einstein le disait : "On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré." Autrement dit, même avec une grande bonne foi, je ne suis pas certain que Bill Gates soit le maître du monde rêvé pour nous sortir de l’impasse.
Lors de notre dernier entretien avec Vandana Shiva sur le thème du changement climatique, celle-ci nous apprenait que tout le langage de la "décarbonisation" avait été lancé par Bill Gates lors de la COP21. Elle avançait aussi que sa fondation investissait déjà largement dans la géo-ingénierie. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le livre n’aborde pas cet exemple précis, nous avons cherché à nous baser sur des dossiers sur lesquels nous avions du recul. Cela dit, cela est dans la continuité de la philosophie de Bill Gates : la technologie est pour lui la réponse à tout. Aussi espère-t-il piloter le climat comme son micro-ordinateur. C’est une position à la fois arrogante, folle et qui méprise la nature. Qu’il croit personnellement en cette philosophie est une chose, mais il est en train de l’imposer aux autres.
Le cas de l’Artemisia est éloquent : alors même que cette plante, facilement accessible, permet de traiter le paludisme, lui préfère imposer l’usage du vaccin, y compris en manipulant l’OMS au profit des laboratoires pharmaceutiques.
On le voit, le cas de la Fondation Bill et Melinda Gates pose en réalité un problème de démocratie : on ne peut pas laisser les 26 ultra-riches qui possèdent la moitié des richesses de la planète remplacer nos États et nos organisations internationales pour imposer des fantasmes technologiques au monde entier. Ouvrons l’œil !
"L'art de la fausse générosité, la Fondation Bill et Melinda Gates", Lionel Actruc, postface de Vandana Shiva, éditions Actes Sud.
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