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Rencontre avec Isabelle Sorente : "J’ai commencé une enquête historique et une foule de souvenirs ont afflué"

Isabelle Sorente, l'héritage des sorcières 
"La sorcière est la gardienne des frontières. Elle se situe entre la magie et la science, entre la mémoire collective et individuelle, entre la conscience et l’inconscient"
F_Mantovani
Catherine Maillard
Catherine Maillard
Mis à jour le 20 octobre 2022

Romancière de l’intime, chroniqueuse jubilatoire pour France Inter, Isabelle Sorente plonge sa plume sensible au cœur de la chasse aux sorcières pour un récit en forme d’enquête historique et personnelle. Son dernier ouvrage visite à la fois notre mémoire collective et les souvenirs de l’auteure. Rencontre.


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Magazine FemininBio 28 - Avril / Mai 2020

Cet article a été publié dans le magazine #28 avril-mai 2020

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Au fil de son dialogue avec la sorcière apparaissent bientôt des résonances, des traces, des similitudes : les centaines de milliers de femmes chassées hantent toujours notre identité. La seule manière de guérir cette empreinte n’est-elle pas d’assumer notre héritage transgénérationnel et de réhabiliter cette figure devenue emblématique du fémini-sme ? Isabelle Sorente ravive avec ardeur la mémoire des guérisseuses, des herboristes, des mystiques... et de toutes les femmes en quête de vérité.

FemininBio : Votre héroïne est une sorcière ! Pourquoi avoir choisi d’enquêter sur ce thème ? Quel a été votre déclic ?

Isabelle Sorente : J’avais en tête l’image d’une femme au crâne rasé, accusée d’être sorcière, recroquevillée dans une pièce obscure, entre deux interrogatoires. Une scène baignée d’une atmosphère de terreur… La plupart de mes romans commencent par une vision, une image, j’écris à partir d’elle, je me demande qui est ce personnage, quelle est son histoire. Cette image me fascinait alors je me suis posé ce genre de questions. Pour y répondre, j’ai commencé une enquête historique, avec des lectures, nombreuses, captivantes. Mais très vite, le processus m’a échappé et une foule de souvenirs très personnels ont afflué.

Où vous a conduite cette chasse aux sorcières ? À quelle époque ? Comment résumer cet épisode historique tragique ?

Les persécutions, de femmes essentiellement, que les historiens appellent les grandes chasses ont débuté en Europe en 1480, et ont duré environ deux longs siècles de terreur, d’emprisonnements, de procès, d’exécutions, de bûchers. Ces chasses ont débuté avec l’invention de l’imprimerie. Ce n’est pas un hasard. La publication des manuels d’inquisiteurs, dressant un signalement de la femme diabolique, ont permis et encouragé cette traque. Ils diffusaient la représentation type des sorcières s’envolant dans les airs, se rassemblant lors de sabbats, et surtout passant un pacte avec le diable.

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Qui étaient-elles, ces soi-disant sorcières ? Quelles femmes étaient dans le viseur de cette traque ?

Les femmes visées étaient souvent veuves, vieilles, solitaires, ou bien herboristes, sages-femmes, mystiques, exerçant des fonctions que les hommes – de science ou d’Église – souhaitaient se réserver. Mais en réalité toute femme était une sorcière potentielle, pour peu qu’elle dénonce un viol, rit à un enterrement, ou que son mari souhaite s’en débarrasser.

Quelle a été la raison profonde de cette chasse aux sorcières, selon vous? Pourquoi à cette époque précisément ?

C’est un moment particulier de l’Histoire. Au XVe siècle la spiritualité devient la chasse gardée de l’Église, et la médecine celle de l’Université. La violence qui s’exerce sur les femmes est indissociable de celle que les institutions exercent sur l’individu. Il y a un lien entre misogynie, haine de l’individu et haine du mystère.

Votre enquête n’est pas seulement historique mais également personnelle. Quel est votre lien avec la sorcière ?

Mon expérience personnelle de la chasse est celle du harcèlement. J’ai été le souffre-douleur de ma classe au collège. Mais malgré l’aspect douloureux de ces années, je crois qu’il est essentiel de rendre à ces expériences leur profondeur initiatique. C’est précisément cela que permet le dialogue avec la sorcière : aller au-delà du questionnement personnel, ou même familial, pour interroger les résonances. Ce n’est pas rien deux siècles de chasses aux sorcières. Autant dire que nous avons toutes et tous une ancêtre qui a été condamnée, ou qui a eu très peur de l’être. En ce sens la sorcière est aussi une messagère, une figure qui nous permet d’interroger une mémoire qui nous dépasse et de dialoguer avec nos ancêtres.

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Notre identité serait donc en résonance avec celle de nos ancêtres « sorcières». Quelles sont les traces que portent encore les femmes ?

Ces empreintes sont diverses. La trace la plus profonde concerne l’identité. Alors même que Descartes écrivait « Je pense donc je suis », l’identité des femmes se construisait sur un doute, et sur un interrogatoire : as-tu été au sabbat ? Ce doute, la trace intériorisée de l’inquisiteur, peut être destructeur. Dans Les enfants de la violence, la romancière Doris Lessing parle d’un « self-hater », littéralement un haïsseur, qui implique une dimension de possession bien plus qu’une simple haine de soi.

"Nous avons développé, pour survivre, une incroyable combativité"

Mais ce doute, cette empreinte, cette faille, révèlent aussi la force psychique des femmes. Nous avons développé, pour survivre, une incroyable combativité. Alors que la tradition spirituelle et l’affirmation de l’identité se transmettaient d’homme à homme – de pères en fils, de maîtres en disciples – nous avons cheminé sur des sentiers mal éclairés, au bord des précipices. Nous sommes habituées aux obstacles, c’est notre plus grande force. Les chemins de traverse ne nous effraient pas.

Quel rapport entretient la sorcière avec le féminisme aujourd’hui ? Que symbolise-t-elle ?

La sorcière est la gardienne des frontières. Elle se situe entre la magie et la science, entre la mémoire collective et individuelle, entre la conscience et l’inconscient.
Pour moi, c’est l’image même de la chercheuse de vérité, l’équivalent féminin du détective privé, en marge des institutions. Il n’est pas étonnant qu’elle nous apparaisse alors que nous traversons une crise écologique sans précédent et que l’expansion des réseaux sociaux nous place dans une situation analogue aux hommes et aux femmes de la Renaissance, confrontés au pouvoir de communication de l’imprimerie. La sorcière symbolise un pouvoir de communication qui échappe à la technique, elle est la messagère du renouveau, et du mystère.

Cette interview a été réalisée par Catherine Maillard, journaliste, auteure, éditrice de la collection Éveil du féminin/Rituels de femmes, co-auteure de S’éveiller au féminin sauvage (éd. Le Courrier du Livre). Son site : catherine-maillard.com

 

Le complexe de la sorcière, d'Isabelle Sorente, est paru en 2020 aux éditions JC Lattès.

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