Auteure du livre Vers une consommation heureuse, Elisabeth Laville décrypte les mécanismes addictifs qui nous font acheter toujours plus, au-delà de nos besoins réels.
Vous employez un terme fort, "l'addiction", pour parler de notre rapport à la consommation. Nous en sommes arrivés au niveau de la pathologie ?
Oui je le pense. Parce que nous sommes persuadés que c'est la clé de notre bonheur individuel, nous cherchons à consommer toujours plus. Parce qu’ils sont persuadés que c'est la clé de notre bonheur collectif, nos responsables politiques ne songent qu’à relancer la consommation et la croissance… Le volume annuel de notre consommation est trois fois plus élevé qu’ en 1960, et des secteurs entiers se sont développés pour que cette augmentation continue soit possible – le crédit à la consommation en amont, et le garde-meubles en aval ! Les psychologues comme Tim Kasser rapportent que l’accumulation des biens, une fois atteint un certain niveau de confort matériel couvrant nos besoins fondamentaux, alimentation, logement, vêtements, ne contribue pas au bonheur, bien au contraire. Des conclusions aux antipodes des messages dont la culture consumériste nous bombarde en affirmant que le matérialisme et la consommation vont nous rendre heureux. "On dépense pour dé-penser", comme le dit très bien le psychiatre Christophe André.
Ne peut-on pas dire "stop", tout simplement ?
Le problème de cette addiction collective à la consommation, c’est qu’il ne suffit pas de la seule bonne volonté pour en sortir. La consommation est un acte individuel dont les ressorts sont essentiellement collectifs : consommer, c’est se positionner dans l’échelle sociale… Pour changer nos modes de vie, on ne peut donc pas miser sur le seul libre arbitre individuel, il faut un projet de société où la consommation jouerait un rôle moins central, et où du temps et de l’argent seraient ainsi dégagés pour cultiver d’autres modes d’épanouissement personnel comme les liens familiaux et sociaux.
La publicité est omniprésente dans notre société. Comment ne pas céder aux messages qu'elle nous envoie en continu ?
Il nous faut d’abord reconnaître que la consommation est un piège, une solution de facilité, accessible d’un clic de souris, sans sortir de chez soi, à toute heure du jour ou de la nuit, même avec de l’argent qu’on n’a pas. Dans ce contexte, le bonheur réside, pour une fois, dans la non-facilité : réfléchir avant d’acheter pour se demander "Ai-je vraiment besoin de ce que je convoite ou suis-je juste en train de chercher une consolation facile à je ne sais quel manque obscur en moi ?".
Il nous faut investir dans la connaissance de soi, regarder nos peurs et angoisses afin de trouver d’autres stratégies pour y faire face, plus saines, que les comportements compulsifs liés à la surconsommation. Tim Kasser propose de renforcer et repenser nos relations à notre entourage, de passer moins de temps devant la télévision, de ne plus fréquenter les centres commerciaux et d’interrompre notre lecture de magazines pour privilégier les activités immatérielles et pas nécessairement marchandes , marcher, lire, dessiner, passer du temps avec nos amis.
Dans votre livre, vous écrivez, chiffres à l'appui, que de plus en plus de Français consomment de façon responsable. On serait à près de 25 %. Se rapproche-t-on du moment où la société dans son ensemble va basculer vers un autre mode de consommation ?
A moyen ou long terme, la dé-consommation de matières est incontournable sans doute, et programmée. Un coup de tonnerre, dont l’annonce nous oblige à inventer un autre mode de vie, ce qui est encore plus enthousiasmant qu’inventer "simplement" un autre mode de consommation.
Ce fameux "pic des objets" ainsi nommé en référence au non moins célèbre "pic pétrolier", et qui désigne le moment où les modes de consommation s’inversent, n’est peut-être pas loin. En Angleterre, qui a traditionnellement quelques années d’avance sur nous, la consommation de ressources matérielles a atteint un plafond puis a baissé dès 2001, bien avant la crise économique – cela concerne les voitures, l’énergie, les matériaux de construction, l’eau, le papier ou la viande, et cela se produit alors que le PIB et la population ont continué de progresser. Ce découplage entre croissance économique et consommation de ressources a des causes multiples : le progrès technologique, une meilleure efficacité énergétique, la saturation des marchés, le vieillissement de la population, la tendance à la dématérialisation des échanges mais aussi, naturellement, l’émergence de nouvelles valeurs chez certains consommateurs urbains et jeunes. En France, on constate aussi des diminutions sur certains produits mais à ce jour elles sont compensées par les augmentations constatées ailleurs.
La crise peut-elle changer les choses ?
Naturellement, la crise joue un rôle important dans tout cela : elle stimule les circuits courts, la consommation collaborative, l’économie circulaire et l’économie du partage... La question est de savoir si les nouvelles attitudes et pratiques qu’elle installe resteront ancrées dans nos quotidiens si l’économie repart à la hausse. Je crois que oui, cela dit, car la baisse du pouvoir d’achat nous invite à reconsidérer notre rapport aux objets et à la possession. Prenez l’exemple de la voiture individuelle : il y a 30 ans elle était le symbole de la liberté chez les jeunes, aujourd’hui c’est le smartphone qui joue ce rôle et la voiture n’est plus vue que comme une série de servitudes, en tout cas en ville.