Cet article a été publié dans le magazine FemininBio #25 octobre-novembre 2019
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Tout le monde a entendu les alertes des scientifiques sur l’effondrement vertigineux de la biodiversité. Disparition des insectes et notamment des abeilles, des oiseaux, de nombreux vertébrés, des poissons… Un million d’espèces sur huit et un quart des vertébrés et des plantes sont menacés. La liste s’allonge sans arrêt et compromet l’avenir de l’humanité. En cause : les activités humaines qui altèrent désormais les trois-quarts des terres et près de la moitié des océans.
Mais comment remédier à cette extinction massive sans nuire à l’économie ? Comment corriger l’effet sans stopper la cause ? Plutôt que d’imposer des règles contraignantes ou d’imaginer une autre économie, les politiques ont décidé de faire encore confiance au marché. Ils ont misé sur les investissements financiers pour sauver la biodiversité.
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Les États-Unis en donnent un exemple. Le gouvernement de Reagan a instauré un système de "compensation". Le mot est devenu familier depuis qu’il est possible à chacun de calculer son "empreinte carbone" et de la "compenser" en finançant des plantations d’arbres ou le développement d’énergies renouvelables. Ce qui signifie concrètement qu’il est possible de détruire un endroit, pourvu que l’on répare ou préserve l’équivalent ailleurs. Pour assurer ces compensations, des intermédiaires, appelés "banques de biodiversité", se sont créés. Ils achètent des zones à protéger ou à restaurer, les découpent en actions et les vendent aux entreprises qui peuvent ensuite détruire des espaces naturels. La compensation de destruction se calcule en dollars. Tout à un prix dans la nature : les insectes, les animaux, les zones humides, les écosystèmes… Ce prix évolue selon la règle de l’offre et de la demande comme celui des marchandises. Ainsi, plus une espèce se raréfie, plus sa valeur augmente. Ce qui n’est pas la meilleure façon de lutter contre sa disparition.
Les banques vendent la "biodiversité" sous forme d’actions
Exemple réel, celui d’une mouche protégée car menacée de disparition en Californie. Si un industriel veut développer une activité sur un terrain où vit cette mouche, il doit au préalable "compenser" la destruction d’habitat. Pour cela, il s’adresse à une banque de biodiversité qui a acheté des terrains dans les zones où vit la mouche et s’engage à la protéger. Il existe ainsi aux États-Unis environ un millier de banques de biodiversité (1). Elles vendent des actions "marécage", "cactus", "chien de prairie", "lézard"… pour compenser les destructions. Les banques choisissent les espèces à protéger en fonction de la demande et du bénéfice qu’elles espèrent tirer des actions. Tant pis pour les autres espèces !
Ce n’est pas la seule critique. Y a t-il compensation si l’on se contente de maintenir l’existant en l’état ? Des bases purement comptables sont-elles adaptées à calculer la valeur de ce qui est sauvé et de ce qui est détruit ? Pour les scientifiques, certaines zones sont tout simplement impossibles à compenser et leur destruction devrait être interdite. C’est le cas des forêts primaires. Pourtant, un hectare de monoculture d’arbres équivaut à un hectare de forêt millénaire alors que la première est d’une biodiversité quasi-nulle et la seconde incroyablement riche.
Et l’on évoque ici une plantation d’arbres qui poussent mais les compensations sont parfois un échec. La loi prévoit de les contrôler mais les contrôles sont insuffisants en pratique, notamment dans la durée. Qui contrôlera les zones de compensation après 20, 30 ans et plus, alors que la nature est si lente à se reconstituer ? Enfin, la compensation est un choix facile, parfois à bas coût, qui n’encourage pas les efforts de préservation.
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Mais pour les banques, la vente d’actions de biodiversité s’avère rentable. Elles ont acheté des centaines de milliers d’hectares. Le marché, qui dépasse les 4 milliards de dollars aux États-Unis, se développe vite. Des produits dérivés ont été créés. Une place des marchés des écosystèmes est née à Washington. Le business de la biodiversité est lancé et a déjà un impact sur la gestion des espaces naturels.
Le système français, proche du modèle américain, a également intégré la compensation, à cela près que le marché y est plus modeste et détenu par quelques banques. Rien ne permet de dire pour autant que la biodiversité s’appauvrit moins vite.
Le CO2, un business international sans aucun résultat
Autre exemple : le réchauffement climatique. Les températures record enregistrées un peu partout cet été confirment les annonces des scientifiques. Ils accusent principalement les gaz à effet de serre et notamment le CO2, contesté par certains chercheurs comme cause principale du réchauffement (2). La logique voudrait que l’on impose des règles strictes pour diminuer les sources de pollution avec des contrôles réguliers. Mais ce n’est pas le choix qu’ont fait les gouvernements des pays avancés. Là encore, ils ont misé sur le système économique pour se corriger lui-même en créant des "quotas carbone".
Comment fonctionnent les "quotas carbone" ? Il s’agit d’un système d’échange (3). L’UE a attribué aux entreprises européennes (10 000 environ) un quota d’émissions de carbone annuel à ne pas dépasser. Si elles ne parviennent pas à rester dans la limite fixée, elles peuvent acheter les quotas non consommés à des entreprises restées en dessous de la limite. L’idée est que le niveau global d’émissions est ainsi sous contrôle et qu’on peut le faire réduire d’année en année.
Mais le système pêche sur de nombreux points. Tout d’abord, l’UE a attribué les quotas, dès le départ en 2005, souvent avec une grande générosité. Des secteurs très polluants comme les transports aériens et maritimes ont été exclus. Ensuite, le prix des quotas n’est pas incitatif, il est inférieur aux investissements à réaliser pour polluer moins. Enfin, le système est peu surveillé. Ce qui a donné naissance à une immense fraude à la TVA évaluée à 6 milliards d’euros pour l‘UE dont 1,6 milliard d'euros pour la France (4).
Le résultat est sans appel. Depuis 2005, les émissions de l’UE n’ont pas diminué. Même si le système des quotas s’est propagé à d’autres pays, la concentration de CO2 dans l’atmosphère n’a pas ralenti. Inférieure à 380 ppm en 2005, la barre des 415 ppm a été dépassé cette année.
Biodiversité et CO2 sont les plus gros marchés de l’environnement à ce jour. Mais d’autres sources de spéculation sont convoitées : les sols qui se détériorent, les forêts qui disparaissent, les espaces naturels préservés … Pourtant, l’expérience montre que la financiarisation de la nature ne protège pas l’humanité.
Quelles autres solutions sont possibles ? C’est la question à se poser aujourd’hui. Comment assurer un avenir vivable sur Terre ? Pour les scientifiques, rien ne remplace les législations protectrices. Mais cette question du "comment", vitale, ne devrait pas être laissée entre les mains de quelques experts, la plupart issus du système. Elle devrait faire l’objet d’un débat public, ouvert à tous, car l’humanité toute entière est concernée.
(1) Selon l’investigation menée par Sandrine Feydel et Christophe Bonneuil, "Prédation : Nature, le nouvel eldorado de la finance"
(2) Voir l’interview de Vandana Shiva : "Non aux mensonges sur le climat" dans FemininBio #22
(3) En savoir plus: http://www.cdcclimat.com/IMG/pdf/09-09_c4c-les_marches_du_carbone_expliques.pdf
(4) Article paru dans Le Monde le 14/08/2017,"L'incroyable histoire de l'arnaque au carbone"