Arnaud de Saint Simon fêtera bientôt ses 20 ans à la direction de Psychologies Magazine, l'un des plus grands succès de presse de ces dernières années.
Vous avez rejoint Psychologies Magazine en 1994 à la direction de la rédaction. Faut-il avoir soi-même suivi une psychothérapie pour diriger un tel magazine, ou du moins avoir fait sa propre introspection ?
Arnaud de Saint Simon : On ne peut l'exiger de quelqu'un, mais il est évident que cela est préférable. Pour faire un journal comme Psychologies, vous n'avez pas forcément besoin d'avoir un diplôme en psycho, car cela pourrait faire de vous un expert, et en général les experts parlent aux experts. Nous travaillons plutôt avec les experts, sans être experts nous-même.
En revanche, avoir fait un travail personnel donne une compréhension de l’humain, mais également de l'empathie et de la complicité avec le lecteur. Être passé par les mêmes questionnements que lui aide à se mettre à sa place, comprendre son attirance pour le sujet, les questions qu'il se pose, son état d'esprit, ses inquiétudes ou ses espoirs. Et je pense que c'est cela qui fait le succès du journal.
Comment expliquez-vous l'essor du développement personnel ces dernières années ?
AdSS : Il y a une première raison qui tient à la pyramide de Maslow. Dans nos sociétés développées où nos besoins essentiels sont comblés, on s'occupe désormais de besoins existentiels, personnels, spirituels.
D'autre part, nous vivons une époque où tous les repères bougent ou volent en éclat, une époque individualiste où chacun souhaite construire son propre modèle plutôt que suivre celui hérité de ses parents.
Par exemple, aujourd'hui la vie de couple est souvent une aventure à durée déterminée, un contrat amoureux avec ses exigences, sa pression et l'ambition qui en découle. Avec la progression de l'espérance de vie, le projet est de passer beaucoup plus de temps ensemble, ce qui pose inévitablement le problème du renouvellement de la routine.
Les libertés sexuelles, la famille, recomposée ou monoparentale, la controverse sur le mariage homosexuel.... Tout a changé, avec en toile de fond la question commune à toutes ces problématiques : "qu'est ce qu'une famille normale aujourd'hui ?".
Le rapport au travail a aussi beaucoup changé. On ne reste plus toute sa vie dans la même entreprise. Il y a plus d’individualisme, de compétition et une nécessité à s’adapter à l’innovation qui met beaucoup de pression.
Sur le plan spirituel, religieux, tout a évolué aussi. Les gens ne pratiquent plus, pourtant le besoin de spiritualité, de sens, est peut-être plus nécessaire que jamais. Il prend des chemins de traverse à travers les nouvelles spiritualités et la psychologie intégrative.
La santé des gens est de moins en moins du ressort des médecins et de plus en plus de la responsabilité des individus à travers la prévention, l’interrogation entre une offre médicale classique et les médecines complémentaires.
Par-dessus tout, les nouvelles technologies ont complètement changé notre manière de vivre, d'aimer, de travailler... Parce qu’ils n’ont pas été confrontés à tous ces défis passionnants, nos parents n'ont rien pu nous transmettre !
Enfin, on ne peut nier l'inquiétude et la crispation qui existent sur l'avenir.
Le lecteur – consommateur vous semble-t-il mieux informé aujourd'hui qu'il y a une dizaine d'années ? Ou d'une façon différente ?
AdSS : Il est certain qu'au lancement du journal, il y a une quinzaine d'années, tous ces sujets étaient très nouveaux. Le recours aux thérapies, la prévention, l'usage de médecines complémentaires, étaient alors marginales. Aujourd'hui les gens sont très informés, les livres de développement personnel sont en tête des ventes, tel celui de Christophe André qui a vendu 250 000 exemplaires sur la méditation !
Tous les féminins et les magazines d'actualité se sont emparés du sujet et les gens pratiquent beaucoup plus qu'avant. Dans un sondage récent lancé par notre magazine, 28% des français déclarent avoir déjà consulté un psy, c'est un chiffre conséquent !
Comment alors procédez-vous pour adapter vos articles à ce public plus expert ?
AdSS : Il est nécessaire de "muscler" nos thématiques avec de nouveaux sujets tels que : "comment le digital change notre vie" ou "comment trouver sa place dans des entreprises de plus en plus matricielles". Dans le domaine des thérapies, on note l'évolution de l'intégratif (combinaison de différentes pratiques thérapeutiques conventionnelles et alternatives) dans le domaine de la santé. L'alimentation est vraiment devenue la clé - complexe - d'une bonne santé. Ainsi, nous tentons d’être peut-être un peu moins pédagogiques et un peu plus novateurs ou encore de renouveler les angles de traitement des sujets.
Le renouvellement passe aussi par la déclinaison de Psychologies comme une marque multi-supports, avec une offre qui se décline sur le papier, internet, des applications...
Pourquoi les religieux ne prennent plus la parole (de grandes figures comme Soeur Emmanuelle, Abbé Pierre, Mère Teresa) et sont remplacés par les psy ? Voyez-vous la spiritualité laïque comme une tendance de fond ?
AdSS : Il y a un déclin évident de la religion et de la pratique religieuse, catholique en tous cas, pour la France. Il y a hélas beaucoup de grandes figures qui ont disparu sans être remplacées, mais je ne vois pas pourquoi de nouvelles n’émergeraient pas.
Les nouveaux maitres à penser sont aujourd'hui ceux qui portent un message sur le sens de la vie, sur l'humanisme, sur le vivre ensemble. Ils proposent des solutions concrètes et semblent vivre ce qu’ils écrivent .
Je parlerai plutôt de "personnalités" que de "psy", par exemple Christophe André ou Matthieu Ricard. Ils vendent énormément de livres, ont un public de fidèles lecteurs et représentent quelque chose de vraiment important pour les gens. On pourrait y ajouter de nouvelles personnalités comme Thierry Janssen ou encore Irvin Yalom.
Vous avez lancé la journée de la gentillesse en 2009. Qu'est ce que la gentillesse pour vous ? Êtes-vous un vrai gentil ?
AdSS : Nous avons lancé cette journée en posant une question : "Pourquoi une valeur si essentielle peut être parfois agaçante et sonner comme de la naïveté ou de la faiblesse ?". Nous avons souhaité réhabiliter cette valeur contemporaine, sans être naïfs. Nous l'avons appelé "gentillesse" simplement en traduction du "World Kindness Day" qui existe déjà dans une quinzaine de pays le 13 novembre. Mais elle est pour nous la journée du vivre ensemble, de la solidarité, de la convivialité, de l'altruisme.
On voit bien qu'aujourd'hui ce besoin de liens et d'entraide est plus prégnant que jamais, depuis la fête des voisins qui propose plus de convivialité dans les villes, jusqu'à l'entreprise qui travaille autour du bien-être des salariés - source d’efficacité ! - en passant par l'école qui lutte contre le harcèlement. On a besoin aujourd'hui de moderniser cette valeur, d'où le succès de la journée.
Suis-je un vrai gentil ? Il faudrait poser la question aux gens qui m'entourent ! Je suis quelqu'un de plutôt sensible à cette valeur et qui cultive la gentillesse. Mais attention, gentillesse ne veut pas dire absence de fermeté ! Pour moi la gentillesse c'est être attentif à l'autre et savoir lui dire quand ça ne va pas. Quand on évite les conflits, ils s’aggravent avec le temps. J'essaye donc de cultiver une gentillesse à la fois attentive et sincère.
Dans une presse en crise, vous faites figure d'exception. Comment imaginez-vous l'avenir de la presse écrite et plus généralement de l'information ?
AdSS : Il y a d'un côté une baisse des diffusions car les gens sont hyper sollicités par des contenus gratuits, et ont peut-être moins le temps d'acheter des journaux. D'autre part, il y a une crise publicitaire accentuée par la crise économique. La baisse des recettes publicitaires de la presse est structurelle car beaucoup d'autres médias se sont lancés depuis une dizaine d'années : internet, chaines gratuites etc.
La presse doit se réinventer, en faisant des journaux beaucoup plus beaux pour cultiver l'objet et se différencier d'internet, et aussi beaucoup plus forts en terme d’identité pour ne pas être noyés dans la banalisation de l'information.
C'est stimulant, mais cela implique de diversifier le modèle : passer du print à un modèle de marque.
Lorsqu'on a la chance, comme c'est le cas pour Psychologies, d'avoir un ADN clair et un public important, il est intéressant de décliner la marque pour accompagner différents publics.
Cela signifie de proposer des produits adaptés aux smartphones et à une consommation nomade, ludique et pratique, faire des conférences dans lesquelles on se retrouve ensemble, parce que plus on passe de temps derrière nos écrans, plus on a besoin de se retrouver. Psychologies intervient aussi dans les entreprises pour les accompagner dans leur politique de développement du bien-être des salariés, de la prévention et de la santé. Nous avons ainsi accompagné un observatoire de la vie numérique pour le compte d'Orange (Digital Society Forum).
Psychologies Magazine est à vendre aujourd'hui. Dans ce contexte, qu'envisagez-vous pour la suite ?
AdSS : Un processus de cession est en cours actuellement, nous étudions les dossiers pour sélectionner les candidats. Nous discuterons avec le groupe Lagardère de la proposition de reprise la plus intéressante pour Psychologies.
C'est une belle marque, le journal va bien et il va continuer. Ce qui m'importe c'est que l’aventure se poursuive dans les meilleures conditions possibles pour les développements en cours.
Pour 2014 et les années à venir, quelles thématiques vous paraissent particulièrement importantes à mettre en avant ?
AdSS : Toujours les mêmes... Comment durer en couple ? Comment trouver du sens dans sa vie ? Comment être moins stressé ? Mieux prendre sa santé en main – nous n’avons toujours pas intégré les comportements de la "bonne santé". Préparer la vieillesse dès la cinquantaine, comment se préparer intellectuellement et faire de sa nouvelle étape de vie un réel projet. Comment (sur)vivre dans un monde totalement digitalisé – depuis les objets connectés jusqu'aux réseaux sociaux en passant par les 150 mails qu'on reçoit chaque jour.
La quête du sens, du bonheur, de l’harmonie relationnelle, reste au cœur des sujets d'actualités.
Quelles sont les grandes figures féminines de la psy qui vous inspirent/inspirent vos lectrices et pourquoi ?
AdSS : Je trouve Denise Desjardins formidable. C'est une femme qui a publié beaucoup de livres, travaillé avec les grands sages indiens, mais surtout vécu, et avec quelle intensité ! Elle a 90 ans, c'est une personnalité, une figure et elle conserve intacte la passion de partager.
Françoise Dolto, parce que ce qu'elle a pu révéler sur le rapport aux enfants n'a pas pris une ride. Mais aussi pour son message spirituel, beaucoup moins connu. Par exemple son décryptage psychanalytique des évangiles et Jésus-Christ est vraiment intéressant.
Votre plus belle rencontre ?
AdSS : C'est vraiment difficile…allez, je vais me contenter de citer deux personnes. David Servan-Schreiber parce qu'il était sensible et si moderne : il a vraiment apporté quelque chose sur la compréhension du rapport entre notre mode de vie et la maladie. Et Christophe André, qui a popularisé la psy par ses livres et a su rester authentique malgré le succès.
Votre résilience ?
AdSS : Je suis une preuve que la résilience existe. Je me suis sorti - grâce à moi et aux autres - des difficultés dans ma jeunesse. Je suis une preuve qu’en s’appuyant sur les autres, dans un cadre approprié, l'on peut s'en sortir et en faire une force.
Le sens que vous donnez à votre vie ?
AdSS : Essayer de diffuser de la bienveillance autour de moi, Elle seule peut guérir le monde, si chacun fait sa part, à l'instar du Mouvement des Colibris.
Votre rêve le plus fou ?
AdSS : Il y a tant de choses possibles à notre époque. Peut-être vivre en Inde. C'est un pays pas facile, mais fascinant, attachant, varié, esthète, Et quelle énergie !
Qu'avez-vous appris de fondamental sur vous-même en tant que rédacteur en chef de Psychologies Magazine ?
AdSS : Qu'on a toujours en nous une capacité à changer les choses ou au moins notre regard sur les choses. On n'est jamais totalement impuissant.