Votre livre, La part d'ange en nous, retrace dans une approche à la fois historique et psychologique l'évolution de la nature humaine. Vous démontrez que celle-ci a eu tendance à se pacifier au cours des siècles. Pourquoi n'est-il plus stratégique de faire usage de la violence ?
Par le passé, si l'on voulait être respecté, il fallait en faire usage pour défendre son honneur. On répondait à une insulte par un duel. Aujourd'hui, les règles ont changé et elle ne paie plus. Il en va de même au niveau des États : voici quelques siècles, si l'on voulait être plus riche, il fallait avoir plus de terres, donc entreprendre des guerres et des conquêtes. Grâce à l'émergence du capitalisme et de la mondialisation, basés sur le commerce et les échanges, les terres sont moins importantes. Certains des États les plus riches de la planète sont totalement dépourvus de richesses. C'est le cas de Singapour, par exemple. À l'inverse, des États riches en manières premières, comme la République démocratique du Congo ou le Nigéria, sont piégés dans une spirale de violence. Ce qui a le plus de valeur aujourd'hui, c'est la connaissance, le savoir, qui génèrent des idées nouvelles.
Néanmoins, avec le réchauffement climatique, la terre n'est-elle pas en train de redevenir un sujet de tension ?
Je crois dans le progrès des techniques agricoles pour améliorer le rendement des terres. J'en veux pour preuve que, depuis plusieurs décennies, la superficie des forêts augmente en Europe et aux États-Unis, prenant la place de terrains de cultures. Je ne nie pas le réchauffement climatique. Il va avoir lieu, et on ne sait pas à quel niveau on arrivera à le maintenir. L'espèce humaine devra s'adapter, autrement, il y aura des préjudices importants, comme des famines ou des migrations forcées. Mais cela ne débouchera pas forcément sur des guerres. Celles-ci sont menées pour le prestige et le pouvoir, en s'appuyant sur une envie de revanche, une idéologie, une peur. Il n'est pas question de ressources. Je pense qu'il y a une déconnexion entre les ressources et la violence.
C'est un point de vue original...
Prenons l'exemple de l'eau. C'est moins cher et plus facile de la partager que de se battre pour en avoir l'entier contrôle. Regardez au Proche-Orient : Israéliens et Palestiniens ne se battent pas pour l'eau, mais pour des questions morales, religieuses, idéologiques... C'est dans la nature humaine : on ne consacre pas forcément notre énergie à ce qui est réellement utile.
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Utilise-t-on le mot "violence" trop facilement aujourd'hui ?
Oui, sans aucun doute. Dans la notion de violence, il y a l'intention délibérée : quelqu'un souhaite que quelqu'un d'autre soit blessé. Dans mon livre, je montre que les meurtres, les viols, les duels, les cas de torture sont en diminution depuis des siècles. On me rétorque : "Certes, mais la publicité, l'obésité, la pollution ne sont-elles pas des formes de violence ?" Pour moi, clairement, la réponse est non. Ne jouons pas sur les mots.
Comment faut-il les appeler dans ce cas ?
Il faut les nommer pour ce qu'elles sont : des problèmes. Si on appelle tout par un seul et même mot, on ne peut pas apporter de bonnes réponses. Vous n'allez pas utiliser les mêmes outils pour lutter contre l'obésité, réduire la pollution aux particules fines et arrêter les violeurs.
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Aujourd'hui, en France, on parle beaucoup des droits des animaux. Au fond, a-t-on toujours besoin de focaliser notre attention sur un travers qui serait une sorte d'"ennemi commun" ?
D'une certaine manière, cela montre que nos standards moraux augmentent. C'est une bonne chose. Autrefois, on se battait pour interdire l'esclavage, lever la ségrégation... Maintenant on peut se focaliser sur des thématiques qui auparavant auraient été considérées comme du luxe : le harcèlement, la violence dans l'éducation des enfants ou, justement, la violence envers les animaux. Je ne pense pas que nous ayons besoin de la violence en soi, mais l'être humain a tendance à vouloir agir comme un entrepreneur moral. Cela peut être constructif, comme lorsque Martin Luther King s'est emparé de la question de la ségrégation ou que les activistes féministes alertent sur les viols, mais il ne faudrait pas que cela aille trop loin. Il est tentant de chercher à gagner un statut social et du prestige moral en pointant les fautes des autres.
Vous affirmez que l'éducation est cruciale dans le développement d'une société non violente...
Il y a une corrélation entre le niveau d'éducation d'une population et les risques d'avoir une guerre civile. Rien n'est jamais totalement garanti, mais globalement, plus la population est éduquée, moins elle risque de verser dans la guerre civile. On peut penser que c'est lié au fait qu'on apprend qu'il y a d'autres moyens que la violence pour résoudre des différends : la négociation, le compromis, la médiation. De même, l'école permet d'apprendre que des horreurs comme l'Holocauste, la Seconde Guerre mondiale ou encore le goulag stalinien ont eu lieu dans le passé. Cela met en garde contre la recherche d'un sauveur ou d'un dictateur qui dirait : "Moi seul peux sauver le pays." Les personnes éduquées ont les clés intellectuelles pour être plus sceptiques à l'écoute des discours politiques et plus respectueuses des institutions démocratiques.
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Que pensez-vous du fait que les idées de coopération, de confiance, d'empathie, soient considérées comme des valeurs féminines ?
Un des processus qui a permis de réduire la violence dans le monde est clairement l'émancipation des femmes. Je parlerais même de "féminisation". Cela peut sembler démodé de dire que les femmes ont civilisé les hommes, mais c'est vrai ! Statistiquement, un homme marié aura moins tendance à commettre un crime qu'un célibataire. Et il est certain que les hommes font beaucoup plus usage de la violence que les femmes. C'est aussi culturel : traditionnellement, ce sont les hommes qui ont endossé le rôle de guerrier, de conquérant. Aujourd'hui encore, les hommes ont tendance à avoir des loisirs plus violents, par exemple les jeux vidéo. Néanmoins, cela ne veut pas dire que les femmes ne sont jamais violentes. En particulier, elles sont tout à fait capables de faire usage de la violence pour se défendre face à un danger. Mais le recours à la force dans le seul but de dominer et de préserver sa réputation est un trait typiquement masculin.
Je vois un troisième point important sur ce sujet : la maîtrise par les femmes de leur reproduction, que ce soit par l'accès à la contraception ou le droit de choisir quand se marier. Elles ont ainsi leur premier enfant plus tard, ce qui leur laisse le temps de se former, et elles en ont moins, ce qui leur permet de mieux s'occuper de chacun. Or, on remarque que sans explosion démographique, une société est plus stable.
Quel est le lien entre le contrôle de soi et la violence ?
Je suis un traître aux idéaux des années 1960 (Steven Pinker est né en 1954 - ndlr) : je pense que c'était une énorme erreur de rejeter le self-control et de revendiquer le droit d'agir uniquement selon ses émotions. Le résultat de ce mot d'ordre, c'est que pour la première fois depuis des siècles, dans tout le monde occidental, la violence s'est mise à croître dans les années 1970. Si on ne contrôle pas ses instincts, la violence reprend ses droits. Il a fallu attendre les années 1990 pour qu'elle recommence à diminuer. L'idée que le self-control inhiberait les gens, les coincerait ou les oppresserait est totalement fausse : des études ont démontré que les personnes faisant preuve de contrôle d'elles-mêmes sont plus heureuses, vivent un meilleur mariage, gagnent plus d'argent et sont moins susceptibles de devenir dépendantes aux drogues. Autrement dit, tout ce qui nous a manqué dans les années 1970...
Même si l'individu cherche à se contrôler, cela ne suffit pas toujours. Vous soulignez dans votre livre l'importance du Léviathan, cette métaphore de l'État imaginée par Hobbes...
En parallèle de l'autocontrôle personnel, la société dans son ensemble instaure des normes, des lois, des règles qui régissent les rapports entre les individus.
L'État ne réduit pas seulement la violence parce qu'il punit ceux qui commettent des actes condamnables, mais aussi parce qu'il garantit à chacun qu'il punira quiconque lui fait violence. De ce fait, n'ayant plus à protéger lui-même sa réputation, l'individu peut se détendre et faire confiance aux autres. En fait, l'État permet d'instaurer une spirale de décroissance de la violence entre les individus par la force de la loi.
Aux États-Unis, cependant, une part importante des citoyens est très attachée au deuxième amendement, qui autorise la possession et le port d'arme...
C'est vrai. Le pays est divisé entre ceux qui pensent que s'armer contre les personnes armées n'est pas la solution et ceux qui pensent le contraire. Aux États-Unis, la démocratie est arrivée très tôt, alors que l'État était encore faible. Les citoyens, surtout dans le Sud et l'Ouest, se sont défendus par eux-mêmes avec des armes. Même lorsque l'État s'est affirmé, ils ont continué de revendiquer le droit de se défendre seuls. Et cette situation perdure aujourd'hui. C’est totalement différent en Europe, où l'État s'est construit très tôt, de façon souvent autoritaire, et a monopolisé la violence légitime. Par la suite seulement, il est devenu démocratique. Je pense que cela explique pourquoi les Européens ont plus confiance dans l'État et les institutions pour résoudre leurs différends.
Dans ces conditions, pensez-vous qu'un jour les Américains se détourneront de ce droit ?
Ces dernières années, les statistiques montrent une légère diminution du nombre de foyers qui possèdent une arme, et ce, alors que le nombre d'armes en circulation augmente. Cela veut dire que les foyers qui possèdent une arme ont tendance à en accumuler alors que moins de foyers choisissent d'en posséder une. Les choses peuvent changer en une génération ou deux : les enfants grandissent avec des valeurs différentes de celles de leurs parents. Regardez le combat pour les droits des homosexuels : les jeunes générations ne comprennent même pas qu'il y ait eu besoin de se battre pour qu'ils soient reconnus !
Vous définissez-vous comme un "optiréaliste" ?
J'écris un livre qui paraîtra l'an prochain, dans lequel je me décris comme un pessimiste plein d'espoir. J'aime parler de "possibilisme". Si vous êtes optimiste juste parce que c'est votre caractère, ça n'a aucun intérêt. Cela ne reflète pas la réalité mais votre génome. Par contre, un optimisme basé sur des faits, sur du concret, c'est constructif. Il ne s'agit pas d'être plus optimiste que les faits, mais d'être aussi optimiste que les faits.
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Parle-t-on assez de ce qui va bien ?
Pas du tout ! Et c'est dommage, car je suis convaincu que présenter les progrès et les succès est beaucoup plus fort que se lamenter sur ce qui ne va pas. C'est le problème des écologistes : leur message est trop négatif. Comment vouloir agir si l'on vous dit que la planète est déjà foutue ? C'est humain de se dire : "Autant que j'en profite tant que je peux." Alors que si l'on mettait en avant les résultats obtenus grâce aux efforts entrepris depuis plusieurs années ou décennies, on commencerait à penser : "Peut-être que moi aussi je peux faire ma part." Les messages positifs nous donnent la force d'essayer de faire plus : ce n'est pas un sacrifice, ni symbolique, ni une simple question de morale, ça peut marcher !
Diriez-vous que la paix est un travail de tous les jours ?
Sans aucun doute, et à plusieurs niveaux. Personnellement, il s'agit de renoncer à la violence comme façon de traiter les désaccords et les différends avec les autres, enfants comme adultes. Au niveau international et politique, il faut garder à l'esprit qu'il y a toujours un risque de replonger dans la guerre. La paix n'a rien d'automatique, ce n'est pas l'état naturel des choses. Nous n'avons pas de Léviathan à l'échelle internationale, ce qui n'est peut-être pas plus mal, mais on lui a substitué des institutions internationales de coopération. Elles jouent un rôle fondamental pour maintenir la paix, et il est important de garder cela à l'esprit et de les protéger lorsqu'elles sont menacées.
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Finalement, un mot clé dans la réduction de la violence serait bien la coopération...
Sans aucun doute. L'évolution a impliqué la coopération entre les êtres humains, au sein de petites communautés, comme les villages. Il est beaucoup plus difficile de ressentir la notion de coopération à l'échelle d'un pays ou du monde. L'instinct humain pour la coopération existe, mais nous avons besoin d'institutions pour le multiplier et l’étendre à grande échelle. Si vous voulez imaginer ce que serait le monde sans coopération, relisez le discours de Donald Trump à l'ONU, en septembre dernier : il parle de souveraineté, d'ordre, de la poursuite des intérêts propres, de la compétition entre États. Bien sûr, il y a une certaine compétition à l'échelle mondiale. Mais nous avons beaucoup plus à gagner par la coopération, ne serait-ce que pour lutter contre des fléaux comme le changement climatique, la pollution, le terrorisme, les épidémies... La coopération est un jeu à somme positive. La plupart des États l’ont compris depuis 1945, et des institutions comme l’Organisation des Nations unies ou l'Union européenne ont apporté d'énormes bénéfices ; l'oublier, c'est risquer de vivre de nouveau de terribles tragédies.
La part d'ange en nous,
Éditions Les Arènes,
2017,
27 €.