Cet article a été publié dans le magazine #36 septembre-octobre 2021
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S’il y a bien une chose que nous souhaitons tous éviter, c’est de nous sentir vulnérables. La sensation inconfortable que le contrôle nous échappe, que nous sommes à terre, perdus, blessés. Fragiles. C’est d’ailleurs si désagréable que nous faisons tout pour évacuer cet inconfort. Lorsqu’un événement malheureux nous arrive, nous nommons : " Je me suis séparée ", " J’ai été licenciée ", " J’ai perdu mon père ", comme si rester factuels éloignait l’émotion dévastatrice, dans une tentative désespérée de mise à distance. Mais rarement nous nous avouons vulnérables.
Le terreau du patriarcat
Ce mot est en lui-même un aveu de faiblesse, la marque que nous avons échoué à tenir bon ou à relever les défis de la vie. Alors, petit à petit, nous installons un abîme avec cet inconfort, nous nous accrochons à notre sécurité, aux édifices qui paraissent solides, à notre identité. Et ainsi, nous nous coupons de la possibilité d’être touchés.
A lire La vulnérabilité des hommes mise à nue dans "Make me a man", le film de Mai Hua
C’est d’ailleurs sur ce mythe que s’est construite toute l’entreprise patriarcale : avec un peu d’effort, nous pouvons tout surmonter. Il suffit de s’en donner les moyens. Nous nous sommes mis à croire que ceux qui n’arrivent pas à coller à l’image du bonheur n’ont pas assez essayé, qu’ils n’ont pas lu le dernier livre de développement personnel ou ne méditent pas assez régulièrement. Par ce discours, sans nous en rendre compte, nos fragilités ont été évacuées dans des attitudes qui demandent toujours plus de tension et de rigidité pour faire face. Et comme un train lancé à grande vitesse, il nous paraît soudain difficile de faire machine arrière.
Ouvrir son cœur
Pourtant, nous avons tous chaque jour l’occasion de nous sentir vulnérables, d’avoir le cœur touché. Devant un coucher de soleil, en entendant un mot, en voyant une personne qui semble en détresse. Brené Brown nous apprend que la vulnérabilité est au cœur des expériences humaines significatives. Cette psychologue américaine a longtemps étudié la place de la honte dans les relations interpersonnelles, et elle tire cette conclusion : ceux qui s’avouent vulnérables sont capables d’une plus grande intensité dans le lien. Comme si cet aveu de faiblesse devenait la clé pour une vie plus humaine. Finalement, nous l’avons tous expérimenté : lorsqu’un autre nous partage sa peine, il nous donne l’opportunité de lui tendre la main, de nous approcher doucement de lui et de poser un bras sur son épaule.
Cette étreinte fraternelle, cet élan du cœur, sont rendus possibles par la mise à nu. Et c’est probablement le plus beau cadeau que nous pouvons faire : nous dévoiler et accepter de recevoir du soutien. Car avec la vulnérabilité naît la possibilité d’être consolés. Qu’un autre nous dise : " Je te regarde, je prends acte de cette souffrance. Elle n’est pas vaine puisque je te vois. J’y reconnais mon humanité. "
Sentir et ressentir
Alors, nous pouvons pratiquer cette ouverture, comme un mantra qu’enseigne Pema Chödrön : " D’abord, avoir le cœur brisé. " Pour ne pas édifier des barrages entre nous et le monde, ne pas nous cacher derrière des masques ou laisser de côté ce que nous jugeons non conforme. D’abord, avoir le cœur brisé, pour accepter la chute, tolérer la faille, nommer la fragilité et nous retrouver plus humains. D’abord, avoir le cœur brisé, pour nous laisser toucher par ce qui nous échappe et apprendre ainsi à être émerveillés. Car j’y vois un même mouvement, entre vulnérabilité et émerveillement : celui de se laisser parcourir.
A lire "Lettre à la fragilité", extrait du livre sonore de Sarah Roubato
En apprenant à ne pas mettre à distance l’inconfort, nous apprenons aussi à capter le sublime, à livrer passage à cette grande vie à travers nous, comme le dit Christiane Singer. Nous pouvons alors mettre un genou à terre, et nous incliner face à ce qui nous dépasse. Il n’y a plus rien à tenir, simplement à sentir.
L’amour en nous
En effet, la vulnérabilité est aussi ce qui nous fait entrer sur le royaume du corps sensible. Pas tout à fait celui de la sensibilité, qui sonne comme une excessive sensiblerie. Non, celui de nos sens déployés à quatre vents. Lorsque nous acceptons d’être touchés, nous retrouvons nos lointaines filiations, celles de nos ancêtres primates ou poissons, des corps qui écoutent avec chaque centimètre de peau, des cheveux qui captent les pollens d’orient et les poussières d’étoiles. Nous retrouvons l’hérédité des éponges marines, de la porosité qui abolit les digues, et la possibilité du débordement.
Car lorsque nous cessons de tenir, de nous accrocher à notre sécurité, le courant fertile peut enfin nous emmener sur un chemin de traverse. Alors, dans la capacité à livrer passage à ces embruns, se trouve le rappel que nous sommes bien plus grands que tous les châteaux de cartes que nous croyons édifier. Que si la vie nous met à genoux, c’est souvent dans une grande générosité, pour nous permettre de recommencer, sans artifice, plus proches de nous-mêmes. D’abord, avoir le cœur brisé, et puis sentir, et puis aimer.
Notre autrice
Camille Sfez est psychologue clinicienne et formatrice, pionnière des tentes rouges en France et autrice du best-seller La puissance du féminin. Son nouveau livre Vulnérable est paru aux éditions Leduc.s.