Quelle est votre philosophie de la vie ?
C’est l’exploration. L’exploration de nouvelles manières de faire et de penser.
Dans la vie de tous les jours, on est prisonnier de certitudes, de dogmes, de convictions qui paraissent être les seuls possibles et qui nous empêchent de fonctionner autrement.
Tant que tout va bien, on ne voit pas l’intérêt d’agir différemment. Quand tout va mal, on pense que pour aller mieux, il faut insister davantage dans la même direction, celle qu’on connaît. Or il faudrait faire exactement le contraire.
Quand on vole en ballon, en changeant d’altitude, on trouve des vents qui soufflent dans une autre direction. Pour changer d’altitude et prendre ces vents plus favorables, on doit lâcher du lest.
L’être humain doit faire la même chose : lâcher des certitudes, s’il veut être capable de trouver de meilleures solutions dans sa vie. Les premiers avions étaient faits de bois et de toile, avec des technologies pourtant connues depuis des siècles. S’ils ont volé au XXe siècle, c’est que certaines certitudes avaient enfin disparu.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret d’un moment où vous avez choisi justement de ne pas vous battre contre les vents contraires et de suivre les vents de la vie ?
L’année dernière, on a cassé la pièce principale de l’aile du deuxième avion du projet "Solar Impulse" pendant un test. Théoriquement, c’est une catastrophe. Cela nous coûte 10 millions d’euros de plus parce que le projet doit être prolongé d’un an, notre manière de calculer nos pièces de carbone est complètement remise en question etc.
Quand la pièce a cassé, la manière normale de réagir aurait été de ne penser qu’à cet aspect catastrophique et de virer le gars qui a fait la faute. Nous avons fait exactement l’inverse. Nous avons réfléchi à l’opportunité de cet événement. Que pouvons-nous faire avec un an de plus ?
Nous avons décidé de traverser les Etats-Unis en avion solaire. On en rêvait initialement mais on n’avait ni le temps, ni le budget. La plupart de nos partenaires nous ont suivis et nous avons réalisé, cette année, une aventure extraordinaire à travers les Etats-Unis.
C'est une question de vision de la vie qui, selon vous, est reproductible au quotidien ?
Oui, c’est une autre manière de réagir. Vous roulez en voiture, vous vous enfilez dans un sens unique par erreur, vous vous faites klaxonner et insulter. Au lieu de crier plus fort, ce qui est la réaction habituelle, vous dites avec un grand sourire : "Je suis absolument désolé, j’ai fait une erreur. Vous aussi vous faites des erreurs, parfois?" C’est fini. Il n’y a plus de conflit.
Régulièrement, il faut essayer de faire l’inverse de ce pour quoi on a été conditionné. Cela ne nous donne pas toujours la meilleure solution mais au moins une autre solution. Et entre ces deux solutions opposées, on se rend compte qu’il existe une multitude de possibilités. Cette vision de la vie nous offre la liberté.
Avez-vous toujours eu cette vision de la vie ?
Avant de faire du ballon, je me battais pour obtenir ce que je voulais, je réagissais beaucoup plus frontalement. J’essayais de tout contrôler, planifier. Je voyais que ça ne marchait pas mais j’étais persuadé qu’il n’existait pas d’autre manière. Faire du ballon a changé ma vision de la vie.
Vous souvenez-vous du moment où vous avez eu ce déclic ?
Oui, lors de la traversée de l’Atlantique en montgolfière en 1992. Quand je suis arrivé, au bout de cinq jours de vol, j’ai pris conscience qu’au lieu de vouloir tout contrôler, il vaut mieux utiliser les crises, les ruptures et l’imprédictibilité de la vie pour stimuler notre créativité. Tant qu’on reste dans son domaine, on ne peut pas être créatif.
ll faut être déstabilisé ?
Oui, et dans ce vol en ballon, j’étais complètement déstabilisé. Ce déclic m’a fait également changer ma manière d’être psychiatre.
Les patients venaient me voir parce qu’ils avaient été déstabilisés par la vie. J’avais appris à me battre contre le symptôme. J’étais dans le contrôle. J’étais le pilote du traitement. En faisant du ballon, j’ai appris qu’il faut être le météorologue du traitement.
Le pilote, c’est le patient. Le météorologue conseille d’autres altitudes, suggère au pilote de monter ou de descendre de mille mètres afin de voir si la direction du vent lui convient mieux. Avec le patient, c’est la même chose.
Il ne s’agit pas de lui indiquer la bonne direction parce que personne ne la connaît. Mais on peut lui donner l’envie de changer. C’est la peur d’essayer quelque chose de nouveau qui nous limite. À partir du moment où l'on prend plaisir à essayer autre chose, la vie est complètement différente.
Prendre des risques, se tromper, vivre des échecs font partie de la vie et peuvent nous renforcer ?
Complètement. L’échec reste un échec si vous vous arrêtez là. Si vous continuez et que vous essayez encore, cela devient une étape vers le succès.
Votre deuxième prise de conscience, c’est l’envie de promouvoir les énergies propres, renouvelables ?
Oui. Mon deuxième déclic s’est produit quand j’ai atterri après mon tour du monde en ballon en 1999. Des 3,7 tonnes de gaz du départ, il ne restait que 40 kilos. Pour moi, il n’était plus question de continuer avec les énergies fossiles. J’ai eu envie de voler avec des énergies renouvelables. C’est là que j’ai lancé le projet "Solar Impulse".
Quelle est la place du "green" dans votre vie quotidienne ?
Dans ma vie quotidienne, je roule en voiture hybride, j’essaie de manger de la nourriture non-industrielle, j’ai une pompe à chaleur pour ma maison, de l’énergie solaire pour ma piscine et, comme j’ai isolé efficacement ma maison, elle consomme beaucoup moins d’énergie que quand je l’ai achetée.
Surtout, je me bats tous les jours pour les nouvelles technologies propres à travers le projet "Solar Impulse".
Je préfère d’ailleurs parler du "clean" plutôt que du "green". Parce que le "green" est très souvent associé à une limite de mobilité, de confort, de croissance. Et les gens ne veulent pas de limites. Ils n’ont pas envie qu’on leur dise "allez à vélo plutôt qu’en voiture, arrêtez de chauffer, ne partez plus en vacances"...
Je suis plutôt pour le "clean" : le développement des technologies qui réduisent l’impact sur l’environnement tout en créant des emplois et en améliorant la qualité de vie. C’est ce qui permettra de diminuer notre dépendance aux énergies fossiles, d’être plus efficient sur le plan énergétique et d’économiser les matières premières de notre planète.
Je suis très pragmatique : si on demande aux gens de fonctionner autrement, ils ne le feront pas parce qu’ils sont trop dans le court terme. Si on leur donne les moyens de faire ce qu’ils veulent mais avec un impact fortement diminué sur l’environnement grâce aux nouvelles technologies, on a beaucoup plus de chances d’y arriver.
Le Women’s Forum for the Economy and Society s’est tenu à Deauville du 16 au 18 octobre et réunissait quelque 1 300 participants venus de plus de 80 pays. Il rassemble chaque année depuis neuf ans les femmes les plus influentes de la planète pour réfléchir et échanger sur le monde de demain.
> Le site officiel de Bertrand Piccard
> Le projet Solar Impulse