En Occident, la première évocation qu’on ait eue du corps féminin nu est bien évidemment attachée à la vie idyllique et sans entraves du paradis terrestre, là où vivent Adam et Ève. Alors que les représentations d’Adam sont assez rares, celles d’Ève sont innombrables. Toujours elle est montrée nue, une nudité plus soulignée que cachée d’ailleurs par le flot d’une abondante chevelure. Ève et nudité vont donc être à jamais indissociables. Dans le langage courant, se montrer en tenue d’Ève, c’est se montrer nue.
Or, à quoi Ève nue est-elle associée ? D’abord, à la tentation, la tentation passive et active. Passive, elle se laisse tenter par le démon pour croquer le fruit défendu. Active car à son tour elle fait craquer Adam. Pour cela, elle use de son arme, la séduction. Outre la tentation et la séduction, Ève nue incarne, et cela est important, l’insoumission car, de fait, elle transgresse l’interdit divin en mordant dans le fruit. Elle est la première pécheresse en même temps que la première rebelle.
Le nu féminin comme pouvoir
Nous avons là les éléments qui resteront à jamais attachés au corps nu d’Eve, et par conséquent au corps nu de la femme. Séduction, tentation, insoumission, péché. De là émerge la notion capitale dans nos mentalités occidentales, que la femme en elle-même, à l’état de nature, sans le moindre apprêt, est pouvoir. Le nu féminin est pouvoir. Voilà la réalité profonde née des origines et que le patriarcat sous toutes ses formes va s’efforcer de combattre. Il voit en la nudité de la femme l’incarnation contradictoire du beau, qui séduit, et de la puissance tentatrice qui conduit à l’extrême laideur du péché. Le bien et le mal incarnés en un seul être, dans sa structure originelle même.
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On retrouve cette conception parmi une foultitude de textes des plus hautes autorités intellectuelles et spirituelles. Odon Ier, abbé de Cluny, canonisé, l’exprime on ne peut plus clairement : «Belle au-dehors, putride au-dedans (...) La beauté du corps ne réside que dans la peau. En effet, si les hommes voyaient ce qu’il y a sous la peau, la vue des femmes leur donnerait la nausée. Alors que du bout des doigts nous ne souffrons de toucher un crachat ou une fiente, comment pouvons-nous désirer embrasser un sac de fiente.» Un autre éminent esprit du temps écrit : «Son aspect est beau, son contact fétide, sa compagnie mortelle.» Quant à Hildegarde de Bingen (par ailleurs remarquable pionnière de la naturopathie moderne) elle ne voyait dans le sexe féminin que «la bouche gloutonne des vices.»
Un rapport paradoxal
Nous l’avons dit, au pouvoir de séduction-tentation du corps nu de la femme s’adjoint un autre pouvoir, celui d’insoumission, de transgression. Et donc de libération, de liberté. Ce qui est tout aussi inacceptable, cela va sans dire, par la doxa patriarcale, même si - et le paradoxe est extrêmement intéressant - il lui arrive, consciemment ou non, de «récupérer» ce pouvoir, de le hausser au nombre de ses symboles les plus éclatants. Et ainsi de lui rendre hommage. Lorsqu’on veut peindre «La Liberté guidant le peuple», c’est une femme aux seins nus, brandissant le drapeau de la République, qu’on montre.
Paradoxe encore, qui illustre bien l’ambivalence des symboles liés à la nudité féminine, à l’inverse de ce qui précède, lorsqu’il s’agit de châtier, d’humilier la femme, la « pécheresse », on la représente dans le même état de nudité que lorsqu’elle est censée être la Liberté guidant le peuple. Il suffit de se reporter aux images - répugnantes - de la Libération lorsqu’on tondait des femmes, dépoitraillées, pour avoir fauté avec l’occupant. On exhibait alors à la foule l’arsenal du péché féminin : séduction, tentation, transgression. Il ne manquait plus que le bûcher, celui qu’on allumait après que des clercs et des juges aux troubles motivations eurent passé des nuits à examiner, à fouiller, le corps nu d’une supposée sorcière pour y déceler les preuves de ses ébats avec le démon ou ses incubes.
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Les manieurs de ciseaux de la Libération et les tourmenteurs de l’Inquisition avaient-ils conscience de l’hommage qu’ils rendaient au pouvoir de la femme en la mettant nue ? En la dépouillant, en croyant l’avilir, ils ne faisaient en réalité que célébrer à rebours ce pouvoir étrange et paradoxal qu’elle a à l’état de nature.
L'auteur :
Dominique Labarrière, ex-professeur de philosophie, journaliste indépendant passionné d’Histoire et de romans historiques. Il a notamment apporter sa collaboration à Ouest-France, Le Quotidien de Paris, Le Figaro. Il est aussi auteur de nombreux romans et a été chroniqueur judiciaire pendant quinze ans pour un quotidien régional. Il se consacre depuis quelques années à l’étude et à l’analyse de faits divers, d’énigmes judiciaires, de procès et de faits historiques.
Son livre :
Le diable, de Dominique Labarrière, aux éditions Pygmalion, 2021.