Lettre à un lavoir
Comment ça va mon vieux ? Ça fait un moment. Je sais, il n’y a plus que la lumière pour te rendre visite. Elle ne doit pas trouver grand-chose à refléter, à part des poutres rongées par les mites et la mousse qui danse toute seule au fond de ton bassin.
Avoue que tu t'es quand même régalé pendant quelques siècles, et avec une belle vue... toutes ces poitrines qui rebondissent au-dessus de toi, ces bras vigoureux qui battent tordent et pressent le linge. Et les bavardages, les ragots, les secrets…
Pendant des siècles tu as été pour les femmes un défouloir, un lieu de rêverie, un point de renseignement, un confessionnal, un tribunal. Aujourd’hui il n’y a que les touristes qui s’arrêtent le temps d’une photo pittoresque. Parfois peut-être un gars du coin qui vient frotter sa botte crottée contre toi. Un chien errant qui lape quelques coups. Des oiseaux écrasés par la canicule qui viennent chercher de l’ombre. Et puis il y a les naufragés de l'époque comme moi. Pour nous tu es un écrin d’immobilité et de silence. Un bâtiment inutile qui accueille tout ce qu’on veut bien y déposer. Un abri pour les cris. Ceux qu’on entend et puis tous les autres.
Et il y a la place, entre l’eau et la pierre. De quoi donner en même temps force et paix. Comme sur le petit pont au-dessus du ruisseau, devant le torrent qui se déverse au milieu des gorges, devant la mer qui claque sur les rochers, devant la goutte d’eau du stalactite qui creuse la roche. Quelque chose se dépose et lutte en même temps, partout où se rencontrent l'eau et la pierre.
Je sais que tu n’as pas grand-chose à voir avec les bassins ni les fontaines des places. Majestueuses, protocolaires, bien au centre, au garde-à-vous, elles gardent la mémoire qui se raconte dans les livres et les musées. Toi tu racontes une autre histoire, planquée en contrebas, protégée par la mousse et l’obscurité.
C’est chez toi que ce qui étouffait venait se dégourdir : l’ennui, les chansons, les cris des mômes, les promesses des futurs amants. Les médisances et les confidences. La parole qu’on venait déposer ici, ce n’était pas un discours. C’était les mots bruts, sans mise en scène. Ceux qu’on ne lâche qu’à mi-voix, en regardant en coin. Les regards qui s’évitent et ceux qui se cherchent. La bretelle qu’on replace et le sang qui monte aux joues quand on répond Bonjour à celui qui passe. Les gosses impatients qui tirent sur la jupe, les services qui se rendent et les comptes qui se règlent.
L’humain, on peut dire que tu t’y es frotté. Tu as respiré son linge sale. Le sang qu’on exhibe, celui des premières règles ou de la nuit de noces, et celui que l’on cache, quand cinq mômes ça suffit. Les fluides des naissances et des maladies, les draps du grand-père qu’on a veillé et ceux que le mari a déserté. Les linges pour laver le sol, pour panser les entailles, pour moucher les gosses, pour envelopper les agneaux.
Je sais, tout ça n’est plus. Et tu vas m’accuser de nostalgie. C’est tout le contraire. Si je viens encore te rendre visite, c’est pour te dire qu’on a encore besoin de toi. Maintenant que tu es devenu inutile, tu vas devenir essentiel. Dans le monde de l’affichage permanent, des photos qui circulent, qui se partagent qui se cliquent, ton miroir vide est un écrin où l’on a encore une chance de se trouver.
L'autrice :
Sarah Roubato est auteure de romans, de poèmes mais aussi de lettres et d'articles. Elle performe également ses lettres à travers une version audible de son livre Trouve le verbe de ta vie et autres lettres sonores. Ses autres livres : Lettres à ma génération ; Trouve le verbe de ta vie : le livre. Son site web : Sarah Roubato
Trouve le verbe de ta vie et autres lettres sonores, version audible, Sarah Roubato, aux éditions Frémeaux et Associés (livre sonore lu par l'auteur), 2021.