Cet article a été publié dans le magazine #35 juillet-août 2021
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J’ai réussi à tout transporter en une fois : pied et assise du tabouret, pied et assise du pupitre, repose-guitare dans un sac de voyage sanglé à la verticale sur un chariot tiré de la main gauche. Ma main droite porte le sac à dos avec l’ampli. Guitare sur le dos, micro et fils en bandoulière.
Chanter le matin, horreur absolue. Surtout après quatre heures de sommeil et quarante-cinq minutes de voiture pour arriver. Il fait plus de 30 degrés. Je ne vais pas tenir. Il faut qu’ils apprécient non seulement la chanson, mais surtout le plaisir que j’ai à la chanter.
Les enfants arrêtent les parents. Bouche ouverte, ils vont à l’étui comme s’ils s’approchaient d’un puits où se cache une bête curieuse. Ils mettent les pièces et courent vite dans les jambes de leurs parents, sans me quitter de leurs petits yeux qui eux aussi sont des puits où on pourrait se perdre.
Un jeune couple, façon hippie New Age, vêtements népalais, pieds nus et cheveux longs, s’est posté de l’autre côté de l’allée et me regarde en souriant, et se met à danser comme s’ils étaient seuls au monde.
Un homme s’est arrêté très près de moi. Il regarde mes doigts. Il pleure. Il a sur le dos des vêtements sans couleur. Il met sa main dans sa poche et, sans regarder, vide ce qu’il a dans mon étui. Je le retrouve plus tard en train de fouiller les poubelles.
Une fille passe, de cette allure que devaient avoir les guerrières ou les prêtresses de certaines tribus. Elle s’approche, et nous chantons ensemble La Llorona sans avoir échangé une parole. Elle est castillane, sa voix porte, grave et profonde, un peu éraillée. Je me sens comme un merle qui écouterait chanter les baleines. Ma voix a dû se tromper de chemin quand elle a élu domicile dans mon corps.
Fini pour aujourd’hui. L'étui est plein de grosses pièces, avec un melon, une barquette de groseilles, des pêches, des cerises et des prunes. Certains sont repassés une deuxième fois pour les déposer. Je cours chez le marchand de fromages chercher le fromage de chèvre que je lui ai payé en avance. Il me le donne dans un sac et me dit : « J’ai remis l’argent. — Mais pourquoi ? — Pour la musique. »
À côté, le marchand d’huile et de miel crétois interpelle les passants pour leur faire goûter ses produits. Je l’admire. Il est là depuis 7 heures du matin et ne faiblit pas. Je me dis qu’il a dû revenir de bien loin pour oser cette bonne humeur-là. Comme un bouclier contre l’indifférence. Il me fait signe d’approcher : « Tiens, prends ça pour ta voix, ça va te faire du bien », et il me remplit une immense cuillère de miel. « Je t’ai entendue, de là-bas, tu sais. Ce que tu fais c’est… Tu sais chez moi on dit : "S’il y avait une langue pour parler à Dieu ce serait la musique." »
Ce texte est tiré du podcast « Dans la loge de l'artiste », sur sarahroubato.com.
Notre autrice :
Quêteure de possibles, écrivaine, anthropologue et autrice-compositrice-interprète franco-québécoise, Sarah Roubato interroge par les mots la possibilité de changement de nos sociétés.