Imaginons que la vie s’apparente à une expédition en kayak. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la population, traumatisée par ces années d’incertitudes, a voulu faire comme les castors : construire un barrage sur le cours d’eau de la vie afin que tout le monde soit protégé des courants et des rapides. La sécurité apportée par les systèmes de retraites et de sécurité sociale créés en 1945 ainsi que de nouvelles lois pour la protection des travailleurs et l’assurance chômage ont permis de transformer une expédition dangereuse en eaux vives en une confortable balade en barque sur le lac artificiel engendré par cet édifice.
Les habitants purent chacun disposer de parcelles qu’ils aménagèrent à leur guise. Les Trente Glorieuses constituèrent les années « bonheur » au cours desquelles le niveau du lac monta régulièrement permettant à chacun de jouir d’un espace toujours plus étendu. Lorsque le gâteau grossit, tout le monde peut en prendre une plus grosse part.
Une première fissure
Malheureusement, aucun mur n’est suffisamment solide pour résister indéfiniment aux évolutions démographiques et technologiques. Le choc pétrolier de 1973 provoqua la première brèche dans le barrage.
Depuis, ces brèches se sont transformées en trous béants. La faible croissance n’est plus jamais parvenue à compenser l’augmentation constante des déficits. L’eau s’est mise à s’échapper du barrage bien plus rapidement qu’elle n’y entrait, entraînant une baisse inexorable du niveau du lac.
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Depuis près de cinquante ans, les gouvernements successifs s’affairent pour répartir l’espace encore disponible. Malheureusement, quand le gâteau rétrécit et que chacun veut malgré tout encore et toujours prendre une plus grosse part, la lutte devient de plus en plus acharnée. La loi du plus fort devient la règle qui aboutit à des inégalités économiques, sociales et environnementales qui ne cessent d’augmenter.
Alors qu’une minorité jouit d’un confort jamais égalé, des millions de barques se retrouvent, elles, comme à marée basse, dans la vase. Dans des centaines de bourgades sinistrées, les usines ont fermé, les services publics ont déserté, les petits commerces sont à vendre et les maisons délabrées ne trouvent plus preneurs. Le système scolaire éjecte chaque année des centaines de milliers de jeunes qui n’ont pas réussi à entrer dans les cases. Les cités « radieuses » des années 50 se sont transformées en ghettos. Les gilets jaunes qui étaient dans la rue il y a encore quelques mois constatent que leur barque touche déjà le fond. Leur marge de manœuvre se réduit de jour en jour.
La pandémie du Covid-19
La pandémie du Covid-19 et les conséquences économiques liées au confinement sont autant de bombes qui viennent d’exploser sur le barrage. Elles ont provoqué de nouvelles brèches gigantesques qui vont engendrer, avec la récession que nous allons connaître une accélération aussi soudaine que forte de la baisse du niveau du lac.
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Le courant va donc s’intensifier. Face à cette situation inédite, le premier réflexe va être de redoubler d’efforts pour s’accrocher aux bouées de sa parcelle. Le gouvernement va mettre tout en place pour que chacun puisse résister à la force du courant en priant que celui-ci finisse par se calmer et que l’on puisse alors reprendre sa vie « d’avant ». Pourtant, la baisse de niveau provoquera un nouveau rétrécissement de la surface du lac. Près de 100.000 pilotes de lignes dans le monde vont par exemple à court terme se retrouver sans travail. Il est plus que probable que les bars et les restaurants ne rouvriront malheureusement pas tous. On évoque une récession de l’ordre de 8%. La lutte pour garder sa parcelle risquera d’être de plus en plus intense et pourra mettre malheureusement beaucoup de monde dans des situations de grande détresse.
La fin d’un monde n’est pas la fin du monde
Lorsqu’on a été élevé dans cette logique du barrage et que les gouvernements successifs agissent depuis près d’un siècle dans le but de préserver cette organisation sociétale imaginée après la guerre, il est normal de ne pas envisager d’autres manières de vivre.
Pourtant, elles existent. L’eau qui s’échappe par les brèches ne s’évapore pas. Elle continue sa route dans la rivière en contrebas. L’énergie qui manque cruellement sur le lac est abondante dans la rivière.
Alors plutôt que de s’épuiser à lutter contre le courant pour rester à tout prix dans une parcelle qui ne protège plus grand-chose, pourquoi ne pas lâcher les amarres, prendre un kayak et partir à l’aventure ?
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Bien sûr, l’idée peut paraître saugrenue. On n’a jamais vraiment appris à pagayer et on a aucune idée de ce qui nous attend dans la rivière. Sur le lac, on a été éduqués pour faire des tours en barque dans une parcelle. On nous a mis dans une case, on nous a convaincu que l’inconnu était dangereux et on nous a ordonné de ne pas nous aventurer hors de la vue des parents, des professeurs, des patrons ou des autorités publiques.
Alors que dans la rivière, la démarche est toute autre. Il faut se lancer dans l’inconnu sans connaître toutes les réponses, il faut faire confiance à son intuition pour déterminer où l’on veut aller et il faut aller chercher en soi la motivation et les ressources physiques et émotionnelles qui nous permettront de passer les caps plus difficiles.
Heureusement, cette pandémie nous permet aussi de prendre conscience de la capacité d’adaptation insoupçonnée de l’être humain. De nouvelles solidarités se sont mises en place en quelques jours, des idées nouvelles fleurissent partout, des métiers dénigrés retrouvent leur sens. De nouvelles pratiques de travail sont inventées. Elles rejoignent tout ce qui est déjà fait depuis des années dans les domaines des énergies plus propres, de l’éducation bienveillante, de l’agriculture raisonnée ou encore de structures en réseau.
Tout n’est pas parfait. Des erreurs sont commises car la situation est totalement inédite.
Personne ne sait ce qui va se passer dans les prochaines semaines, ni les prochains mois. Nous avançons sans certitudes dans les eaux-vives mais nous sommes nombreux à ressentir que la vie d’après pourrait finalement s’avérer plus épanouissante que celle d’avant si nous prenons le risque de nous lancer.
L'auteur
Célèbre pour avoir adapté l'ouvrage Les hommes viennent de mars et les femmes de venus en pièce de théâtre, Paul Dewandre vient de publier son nouveau livre, La parabole du kayakiste, paru aux éditions Jouvence.