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Cette interview a été publiée dans FemininBio Magazine #18 Août-septembre 2018.
Vous avez réalisé un documentaire et écrit un livre qui racontent votre fils, votre bataille… Quelles épreuves avez-vous traversées ?
Mon fils, Samy, est né très handicapé. J’ai beaucoup lutté car je n’y connaissais rien, et je pensais naïvement trouver dans notre pays un parcours balisé de prise en charge. En réalité c’est à nous, familles concernées, de tout trouver. Après de longues années difficiles, la solution qui apparaît la plus apaisante pour mon fils c’est une vie dans un hôpital adapté, situé à 900 km de chez moi. Ce n’était donc pas le chemin que j’avais imaginé pour un enfant de 8 ans, mais c’était la meilleure solution à ce moment-là. Nous vivons cette situation depuis cinq ans maintenant.
Quelle est votre résilience sur ce chemin de vie ?
Honnêtement, je ne m’attendais pas à affronter des épreuves d’une telle violence. Je suis convaincue que nous ne sommes pas obligés de souffrir pour grandir. Que l’on peut traverser la vie et progresser sans avoir à en passer par là.
Bien sûr, cela m’a révélé des facettes de ma personnalité que je ne connaissais pas. Moi, timide et réservée, j’ai découvert que j’étais capable de monter au front et de me battre. Car pour surmonter le désespoir, il fallait que j’en fasse quelque chose.
Je me trouve aujourd’hui plus ouverte d’esprit, et sans doute beaucoup plus sensible à la beauté des gens que je croise. Sur mon parcours semé d’embûches, j’ai ressenti beaucoup de colère et rencontré des gens qui m’ont bluffée par leur générosité, leur regard, leur imagination, leur attention, leur humanité. C’est magnifique et ça fait beaucoup de bien !
Comment sort-on grandie de ces épreuves ?
Déjà, on vit dans l’instant et dans l’instinct. J’ai tenu parce que j’aime la vie et les gens. Je suis aussi d’une nature optimiste, une force de vie héritée de ma mère, joueuse et gaie.
Et bien sûr pour mon fils aîné. Je lui devais de l’attention et de la joie. Je voulais qu’il puisse grandir avec une certaine forme de légèreté et je me suis forcée à faire des tas de choses joyeuses qui m’ont portées. J’ai été élevée avec cette habitude de sourire et de dire bonjour le matin en laissant mes problèmes de côté.
Ce sourire de "façade” m’a en fait structurée et permis de rester droite. Peut-être aussi que Samy m’a permis d’apprécier encore plus l'instant présent. Je saisis beaucoup plus les moments et je me plains beaucoup moins qu’avant.
Vous dites que les choses ne sont pas résolues aujourd’hui. Où en êtes-vous ?
Mon fils a 12 ans, je vis loin de lui. Je pars chaque lundi à 6 heures du matin pour aller passer deux jours dans un hôpital entourée de personnes handicapées dans un état assez sévère. Ce sont des moments de grande solitude, mais choisis, car je veux continuer à m’occuper moi-même de mon enfant. J’ai une boule au ventre en repartant le mardi soir, car je me sens dépossédée de mon devoir de maman au quotidien.
J’ai l’habitude de dire que “j’aurai toujours mal à mon Samy”. Cela reste une blessure. Et, pourtant, il y a là-bas du personnel soignant qui m’attend, qui m’accueille. Il y a aussi les autres familles, à l'image de ce couple de personnes âgées poussant leur fille très handicapée dans le parc de l'hôpital. Je les ai croisés des dizaines de fois la semaine dernière, en me baladant avec Samy. Il y avait tellement d’amour entre eux, c’était si gracieux. Une connivence s’est créée entre eux et moi, et c’était comme un ballet.
Il y a quelque chose de l’ordre du spirituel dans votre relation à votre fils ?
Tout passe par les sens. Le toucher, le regard… Avec Samy, le mode de communication habituel ne fonctionne pas. Face à des personnes si différentes, il n’y a que votre attention et votre écoute qui comptent. Je suis à l'affût du moindre battement de ses cils qui peut exprimer quelque chose. Du moindre geste, du moindre soupir, du moindre changement dans le rythme de sa respiration.
Lorsque je me promène seule avec lui, je ne peux pas avoir une conversation. Je chante beaucoup, je lui fais toucher les plantes, sentir les odeurs, je lui parle du vent, d’un avion qui passe. Je suis vraiment dans une communication très intense et sensuelle avec mon fils.
Peut-on alors dire que ces personnes peuvent nous enseigner une forme de profondeur de relation que nous n’atteignons pas dans les communications habituelles ?
Complètement ! Cela remet en cause tous vos acquis. On a appris à s’insérer dans une société avec toutes ses règles, l’éducation nous polit, puis on fonctionne en mode automatique. Les personnes handicapées qui ne peuvent s’exprimer ne comprennent pas, par exemple, le respect d’une forme d’intimité. L’un peut par exemple s’approcher très près de votre visage parce qu’il cherche quelque chose que vous ne comprenez pas. Il faut alors refouler la peur naturelle liée à cette violation de votre espace intime et accepter cette approche. Samy m’a appris la patience, l’écoute et le fait de s’adapter à l’autre.
Pour vous, poser un diagnostic sur le polyhandicap de votre fils Samy dès que possible aurait été essentiel. Cela ne s'est pas fait. Que penser des étiquettes posées ?
Oui, c’est très compliqué. Nous faisons face à un problème purement humain. Certaines familles auraient besoin d’un diagnostic clair et précis, d’autres de plus de temps pour ne pas s’effondrer. J’aurais préféré qu’on me le dise parce que j’aurais évité des erreurs, comme de lui imposer des choses qu’il n’était pas capable de faire. Mais qu’aurais-je fait si on me l’avait dit ? Je n’en sais rien ! Aurais-je su mieux réagir ? L'aurais-je cru ou me serais-je voilée la face ? Difficile d’y répondre.
Vous dites que vous avez appris à "distinguer vos sentiments de ceux de votre fils". Est-ce important, en tant que parent, de ne pas souffrir pour nos
enfants ?
Je trouve que l’une des choses les plus difficiles en tant que parent, c’est de lâcher l’idée de faire des enfants à notre image. C’est d’être confronté à des personnalités qui n’ont rien à voir avec les nôtres. Avec mon fils aîné, on s’amuse à remarquer que nous n’avons aucun point commun ! C’est difficile de ne pas transposer nos ressentis sur nos enfants. J’ai souffert pour Samy, et le pas le plus difficile à franchir a été de me dire que la solution qui me faisait trop de mal était peut-être celle qui lui ferait du bien. J’ai passé des mois à pleurer et à ne pas dormir, incapable de prendre cette décision.
Et je ne pouvais pas le faire tant que je n’étais pas convaincue que ce n’était pas pour moi mais pour lui. Admettre que d’autres personnes pourraient mieux répondre aux besoins de son enfant, c’est très dur en tant que mère. Je ne veux pas être la thérapeute de mon fils, je voudrais juste être sa maman, celle qui vient réconforter des chagrins, des petits bobos, qui nourrit, amuse, joue, transmet. J’ai appris avec lui et c’est ce que je peux faire de mieux.
Avez-vous exploré d’autres voies thérapeutiques avec Samy ?
Oui, bien sûr, à commencer par les médecines alternatives, la spiritualité aussi. Par désespoir j’ai essayé des pratiques dont je ne suis pas fière. Et puis à un moment j’ai compris qu’il fallait que j’arrête d’essayer de tout faire pour l’adapter à notre vie. Il fallait que je lui construise une vie qui soit la sienne, même si elle remettait en cause tous mes jugements de valeur.
C’est un grand travail sur soi, d’évolution personnelle. On doit revoir ses acquis et ses conditionnements ; ses points de limite et de résistance sont mis à rude épreuve. C’est un bouleversement de tout votre être et de tout votre mode de fonctionnement. Mais c’est aussi très enrichissant. Vous devez tout réinventer et surtout accepter de ne pas comprendre, et c’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile dans les rapports humains !
Vous avez fondé l'association Un Pas vers la vie. Quelle est sa mission ?
C’est une association d’aide aux parents d’enfants autistes. Nous l’avons créée avec un groupe de parents dont les enfants lourdement handicapés n’étaient accueillis nulle part. Nous avons aussi créé une "maison de répit" pour que tout le monde reprenne son souffle, y compris les enfants. Les gens qui les accueillent ne les connaissent pas et ont un regard neuf. Aujourd’hui nous accueillons 70 enfants dans plusieurs écoles pour enfants autistes avec des profils tous différents. C’est une toute petite association gérée par deux bénévoles et moi-même. Nous n’avons pas de grands moyens mais de grandes ambitions. On cherche pour chaque nouveau projet des partenariats pour nous aider à répondre aux besoins des familles.
Quelle est votre fierté de maman aujourd’hui ?
La seule chose que je suis sûre de faire à peu près bien, c’est d’essayer de m’adapter à chacun. J’ai l’impression d’être une maman très à l’écoute et j’essaie de ne rien faire qui soit formaté. Évidemment, je commets plein d’erreurs. Mais être maman, c’est la chose la plus enrichissante qui soit. C’est vrai, l’expression “le plus beau métier du monde” n’est pas galvaudée. Mais que c’est difficile ! Lorsqu’on voit tout ce que l’on donne de soi pour faire de nos enfants des adultes autonomes et donc leur dire au revoir... Je ne me suis pas sentie capable d’avoir un autre enfant après Samy, car j’aurais eu peur d’être stressée pendant la grossesse. Et donner du temps et de l’amour à un autre m’aurait donné l’impression d’en enlever à Samy.
En revanche je rêve d’être grand-mère, pour ne ressentir que le plaisir et non la responsabilité !
Un message à adresser à nos lectrices en conclusion de ce bel entretien ?
Je dirais qu’on a beaucoup à apprendre les uns des autres et qu’il faut ouvrir la porte aux personnes différentes, quelles qu’elles soient. Le chemin est encore long, mais c’est dans le monde du handicap que j’ai rencontré les plus beaux êtres. Est-ce parce que mon regard a changé ? J’ai appris que plus on s’ouvre, et plus on voit la beauté. Et j’ai conscience de moi aussi faire face à de nombreux préjugés. J’ai aussi appris l’importance de rester joyeuse, d’aimer la vie, les gens… Merci !