Comme avocat, j’ai pris conscience que la plupart des conflits étaient le fruit de malentendus et que les malentendus étaient eux-mêmes le fruit de mal-exprimés et de mal-écoutés. Une des personnes n’avait pas dit ce qu’elle voulait, ce qu’elle aimerait, ce qui lui rendrait la vie plus agréable ; elle avait exprimé ce qu’elle ne veut pas ou ce qu’elle ne veut plus par des jugements, des reproches, des insultes ou mêmes des injures. L’autre personne en face n’avait donc pas entendu des désirs, des attentes, une façon de mieux vivre ensemble, mais avait inévitablement entendu des jugements, des reproches, des insultes et des injures et avait donc répondu sur le même ton ou s’était enfermé dans le silence.
Mal-exprimés, mal-écoutés, mal-entendus. Je me suis donc rendu compte que je consacrais une énergie considérable à tenter de trouver des solutions juridiques à des enjeux qui étaient principalement d’ordre relationnel, émotionnel et affectif.
J’ai donc cherché d’autres outils que le droit pour contribuer à la gestion des conflits.
Sommes-nous tous violents, égaux de naissance en violence en quelque sorte ?
C’est en m’occupant de jeunes de la rue (en bénévolat pendant une dizaine d’année) que j’ai mesuré combien la violence traduit un manque de discernement (conscience) et de vocabulaire pour nommer ce qui se passe en nous. Quand nous n’avons pas le discernement ni les mots pour formuler notre sentiment de tristesse, de colère ou de désarroi et nos besoins d’écoute, de reconnaissance, d’appartenance ou d’amour, nous avons tendance à exprimer cette frustration par la violence sur l’autre, ou à retourner cette violence sur nous-même.
Je crains effectivement que, sauf disposition de cœur particulièrement grande (ce qui existe heureusement !), nous sommes très généralement piégés – quel que soit notre milieu social ou notre éducation - dans cette difficulté à exprimer nos frustrations, nos désaccords ou nos colères de façon assertive et affirmative sans agresser l’autre. Il me paraît que la plupart d’entre nous avons des apprentissages à faire qui ne figurent pas encore dans les programmes scolaires ni universitaires.
Qu'est ce que la communication non violente (CNV) ? Pourquoi vous êtes-vous reconnu dans la CNV ?
Cette approche mise au point par le Dr Marshall Rosenberg il y a plus de trente ans, dans le lignée des travaux de Carl Roger et Thomas Gordon, se fonde sur le constat que tous les êtres humains tentent de prendre soin consciemment ou inconsciemment de leurs besoins fondamentaux. Ceux-ci se révèlent d’ailleurs correspondre aux valeurs de notre humanité : sécurité, reconnaissance, appartenance, attention, écoute, respect, partage, responsabilité, liberté, croissance, …
L’expérience nous montre que nous nous sentons mieux et donc plus en paix lorsque nous trouvons un moyen de satisfaire nos besoins qui soit mutuellement satisfaisant. La CNV nous invite donc à démanteler la vieille programmation qui nous entretient dans la croyance que les rapports humains ne peuvent se vivre que comme des rapports de force, et que les conflits ne peuvent se résoudre que par la domination/soumission. La CNV s’ancre dans la conscience que notre qualité d’être est infiniment plus joyeuse, légère et créatrice lorsque nous prenons soin de trouver les solutions qui respectent autant que possible les attentes et besoins de chacun.
Démanteler le vieux logiciel et intégrer de nouvelles capacités d’expression de soi et d’écoute de l’autre constitue bien sûr un apprentissage qui demande une certaine implication.
Personnellement, dès ma première matinée de formation avec Marshall Rosenberg en 1994, j’ai senti que tout mon être exprimait ce fameux « Ha, ha ! » que ressentent les chercheurs scientifiques lorsqu’ils font une découverte qui vient confirmer leur intuition.
Depuis mon enfance, j’avais profondément l’intuition que se chamailler, se disputer ouvertement, se bouder longuement et à fortiori arriver à se détester, ce n’était pas l’expression de notre vrai nature humaine, mais plutôt l’expression de la frustration de notre nature humaine ; et qu’il nous fallait donc apprendre à nous connaître pour respecter notre nature humaine en nous-même et en l’autre.
Comment se libérer et rentrer dans un processus de CNV ? Peut-on définitivement guérir de la violence ?
La lecture des ouvrages informe, la pratique en atelier de groupe transforme. J’ai la conviction que la plupart d’entre nous avons la capacité d’apprendre à exprimer nos besoins et nos valeurs avec force et vigueur et à écouter les autres avec patience et bienveillance, si nous le voulons.
La plupart de nos contemporains ne le veulent pas, simplement par ignorance ; ils ne se doutent pas du bénéfice qu’il y a à changer de niveau de conscience. La plupart de nos contemporains ignorent que nous pouvons transformer complètement nos habitudes, nos systèmes de références et notamment cette vieille programmation des rapports de force.
J’ai à cœur de préciser qu’il y a souvent une confusion entre vigueur et violence. Nous pouvons apprendre à exprimer nos colères et nos désaccords avec vigueur et sans violence.
Dans votre dernier livre Vers l’intériorité citoyenne, vous parlez de "l'intériorité transformante", qu'entendez-vous ?
Il y a certainement autant de notion de l’intériorité qu’il y a de personne qui s’intéresse à ce domaine. Pour moi, après bientôt 20 ans d’accompagnement des personnes à travers les cycles et les saisons de la vie, il me paraît constant que celles qui accèdent à un palier de bonheur plus élevé, plus subtile, plus inspiré et par nature plus généreux et donc contagieux, sont celles qui ont pu développer ce que j’appelle l’intériorité transformante. Pour moi, il s’agit d’un espace que nous pouvons apprendre à développer bien sûr à l’intérieur de nous-même et qui comporte au moins trois bénéfices.
- Le premier, c’est de pouvoir regarder ce que j’ai vu ou entendre ce que j’ai entendu autrement que comment je l’ai vu ou entendu. Je veux dire par là : développer la capacité à écouter les sentiments et besoins de l’autre (s’il me traite d’égoïste et que je réponds égoïste toi-même, j’entretiens des rapports de force et de division. Si je lui demande s’il est en colère ou triste parce qu’il aurait aimé plus d’attention et d’écoute de ma part, j’entre dans une démarche de rapprochement et d’humanité).
- Le deuxième, c’est d’apprendre à accepter de remettre en question notre position : je ne suis pas le seul être humain doué d’une intelligence, d’une sensibilité, et d’un système de valeur. L’autre en face de moi est en principe équipé de la même manière ! Alors j’ai le choix de m’accrocher à mon petit piquet de certitudes et de revendiquer d’avoir toujours raison (et je m’entretiens ainsi dans des rapports de force et de division) ou de m’ouvrir à cohabiter avec l’autre qui par nature est autre. Marshall Rosenberg me dit un jour – en évoquant un beau message spirituel : « nous avons un choix fondamental dans l’existence : c’est être heureux ou avoir raison ».
- Le troisième bénéfice – et non le moindre – consiste à développer la capacité de puiser dans cette Ressource dont toutes les traditions spirituelles nous parlent à travers la planète depuis des millénaires, quelques soient les mots qu’elles emploient pour nommer cette Ressource : l’Esprit, le Grâce ou Dieu, la Présence, la Conscience ou le Souffle … Toutes les traditions s’accordent à dire qu’en développant notre capacité d’écoute et de réceptivité intérieures, nous nous sentirons de plus en plus clairement et constamment inspirés et guidés.
La connaissance de soi est-elle une des clé vers le bonheur ? Est-ce la seule ?
C’est sûrement une clé vers la paix intérieure, condition d’un bonheur non seulement durable c’est-à-dire que l’on porte en soi à travers les circonstances de la vie, mais aussi croissant. Toutefois, il ne me semble pas que ce soit la seule.
Pensez-vous que le message de la CNV est un message universel délivré par toutes les grandes religions monothéiques et par le bouddhisme mais pas toujours interprété correctement ou compris ou mis en pratique par les humains (Ex : Aime ton prochain comme toi même) ?
En approchant de plus en plus différentes traditions spirituelles et en tentant de comprendre le message essentiel des religions, je ne vois à ce jour que des concordances avec la conscience que la CNV permet de développer. Car, au-delà du processus de communication permettant d’améliorer considérablement les relations, la CNV me paraît surtout un processus d’ouverture de cœur et de conscience permettant de vivre de façon pratique et quotidienne les valeurs humaines fondamentales.
Pourquoi sommes-nous dans l'ignorance des pièges de l'égo ?
Parce que personne ne nous en parle. Comme bien de nos contemporains, j’ai pourtant reçu une éducation de catholique pratiquant. J’ai appris des concepts, des formules et des intentions généreuses, j’ai appris à participer aux offices et donc à la prière commune – toutes choses qui m’ont nourri et inspiré. Toutefois, ni les religieux que j’ai rencontrés, ni mes parents pourtant bien intentionnés, ne m’ont indiqué que la vie est un chemin spirituel qui consiste à dissoudre petit à petit l’égo dans l’Etre, et qu’il s’agit là d’apprendre des processus de réconciliation intérieur, de connaissance et de transformation consciente de soi.
D'après votre expérience quelles sont les situations ou l'on en tire les bénéfices les plus spectaculaires de la CNV ? Au sein du couple, les enfants, au travail ?
Pour moi, le plus grand bénéfice est d’abord dans la pacification intérieure, clé de notre pacification avec autrui, et dans le fait d’apprendre à nous ancrer de plus en plus dans notre élan de vie propre. La CNV m’a vraiment aidé à rencontrer et à aimer la vrai personne que je suis au-delà du personnage construit par les conditionnements sociaux et éducatifs, et donc à aligner ma vie sur mon élan créateur. Depuis plus de 17 ans que je l’enseigne, je retrouve constamment ce processus chez les participants aux stages. La constante qui m’émerveille le plus c’est que en s’ancrant en elles-mêmes systématiquement les personnes s’ouvrent aux autres et s’impliquent dans des projets à dimension sociale, humaine ayant une forte valeur ajoutée pour la communauté.
La CNV devrait elle être enseignée à l'école ?
Il n’y a pas que la CNV comme méthode de communication et comme processus d’ouverture de cœur et de conscience. Mais bien sûr je suis convaincu que des approches de ce type ont urgemment leur place dans les programmes scolaires. Je rêve qu’à côté des trois piliers fondamentaux que constituent lire, écrire et calculer, figure le plus tôt possible un quatrième pilier considéré enfin comme aussi fondamental : apprendre à se connaître pour savoir exprimer ses sentiments et ses besoins dans le respect de l’autre, apprendre à connaître l’autre pour le laisser exprimer ses sentiments et ses besoins sans se manquer de respect à soi même ; et qu’ainsi l’apprentissage de la résolution non violente des conflits se fasse de façon aussi précoce et fondamental que celui de la langue maternelle.
Nous pressentons qu'il y a actuellement une bascule des consciences, comment analysez-vous cela et quels espoirs cela suscite-t-il ?
Bien sûr, nous assistons à un changement de civilisation. Nous quittons un vieux paradigme fondé sur les rapports de force, la compétition, la méfiance et le contrôle, l’autorité patriarcale et pyramidale, et nous entrons dans un nouveau paradigme qui paraît fondé sur les rapports de partage et solidarité, co-création, intelligence collective et gestion en synergie. Nous le voyons, le vieux système connaît ses soubresauts ou convulsions de fin de vie sans doute inévitable. Mais effectivement de nombreux signes témoignent de ce que la conscience s’éveille et que de plus en plus d’individus sont en quête d’un sens spirituel et communautaire à leur existence.