Combien y a-t-il de vous dans le roman ?
Beaucoup. Moi aussi, comme Carla, j'ai expérimenté l'épreuve de fécondations artificielles échouées et d'avortements naturels, ceux-là par contre parfaitement réussis. J'ai vécu toute l'imagination d'une femme qui « attend d'attendre », les espoirs, les frustrations, le deuil, l'incompréhension des « non défectueux » les préjugés, et toutes les nuances, je dis toutes, de vouloir un enfant. Y compris les obsessions. Et les ambivalences..
Les ambivalences ?
C'est la lutte éternelle entre le désir d'être mère et le besoin de ne pas être uniquement une mère. C'est pour cette raison que Carla a longtemps reporté sa grossesse. C'est ce qui arrive de plus en plus souvent dans le monde occidental. A vingt ans, nous n'y pensons pas, trop de choses à faire et à découvrir. A trente ans, lorsque l'horloge biologique envoie des signaux impossibles à ne pas écouter, nous n'avons souvent ni domicile, ni vrai travail, ni salaire satisfaisant et souvent même pas un homme.
Aujourd'hui, nous vivons plus longtemps. Et, grâce aux gymnases, aux crèmes, à la chirurgie esthétique, nous nous sentons plus jeunes que nous ne le sommes en réalité. Mais, comme le dit sans hésiter le Dr Tini à Carla au début du livre : « la femme est encore programmée aujourd'hui pour atteindre le sommet de la fécondité entre quatorze et vingt ans. Puis la baisse commence. Lente, inexorable. La nature ne s'adapte pas à l'évolution des modes de vie. Il n'y a pas de lifting ovarien ».
Et Carla commence à s'interroger sur le temps qui s'enfuit. Sa grand-mère Rina vient alors à son aide...
Oui, le livre présente la relation générationnelle entre Carla, sa mère et sa grand-mère. La relation avec sa mère a toujours été conflictuelle, elle était trop occupée (avec ses quatre enfants!), trop distante. Parmi elles il manque un alphabet du cœur. Alphabet qui, au contraire, a été créé avec sa grand-mère Rina. Elle est la vraie mère de Carla, celle qui a toujours été là et jamais dévalorisante.
Comment Rina est-elle devenue une meilleure mère pour Carla que sa propre mère ?
Pour devenir une assez bonne mère, grand-mère Rina a dû passer par la douleur de la perte d'un enfant, son premier enfant, qui est mort à cinq ans de méningite. Mais à l'âge de quarante ans elle fleurit de nouveau, grâce à un nouvel amour. « A sa manière, ma grand-mère elle a fait du chemin. Elle disait que chaque personne naît deux fois. Quand on trouve sa place dans le monde, c'est la plus vraie naissance.»
Rina a donc réussi à être une bonne mère pour sa petite fille, pas pour sa fille, c'est-à-dire pour la mère de Carla, née pendant ces dix années où le désespoir s'était transformé en une profonde dépression. À mon avis, paraphrasant Simone De Beauvoir, « On ne naît pas mère, on le devient ». Et on peut le devenir même si les enfants n'arrivent pas ou si on ne les fait pas. La maternité est une catégorie de l'esprit, c'est un pouvoir, c'est une force. Pas un fait purement biologique.
L'autre guide de Carla est Sénèque, le philosophe latin que vous transformez en un vrai personnage, avec lequel Carla dialogue et se confronte quand elle se perd ...
Oui, le fait que Carla enseigne la langue et la littérature latine à l'université n'est pas accessoire : son travail a un poids fondamental dans l'économie narrative de Les fivettes. Carla essaye d'écrire un essai sur Sénèque, le philosophe stoïque qui connaissait la puissance destructrice du désir et qui avait élaboré une pensée visant non à la répression des passions, mais de façon plus réaliste à leur absorption dans une perspective d'autosuffisance et équilibre.
La perception que Carla a des choses est profondément imprégnée de la pensée du philosophe latin, ce qui ne l'empêche pas, cependant, de ressentir dans toute sa viscéralité le besoin de devenir mère. Ce contraste m’a paru dès le début important, parce que, dans un certain sens, il révèle clairement l'irrésolution (incapacité) chronique qui mine toute question cruciale, comme si tout ce qui est humain ne pouvait jamais avoir un seul visage.
Vous faites régulièrement référence à l'infertilité comme à un défaut...
De tous temps, dans toutes les religions et dans toutes les cultures l'infertilité a été considérée comme un défaut, voire un véritable malheur ou une punition divine. Pour ce "défaut" les femmes étaient répudiées, marginalisées. Nous sommes en 2018, c'est vrai, et beaucoup de choses ont heureusement changé, mais certains codes au niveau inconscient agissent encore. Même aujourd'hui, la société exerce une grande pression pour que la femme fasse au moins un enfant, sinon ce n'est qu’une femme à moitié. Et il est mal vu de demander de l'aide à la science et à la médecine.
Si une femme stérile ou infertile, c'est-à-dire une femme qui se sent déjà défectueuse, se tourne vers la procréation assistée, elle se sent doublement défectueuse. La société tend à ramener à la norme, en poussant ceux qui ne veulent pas avoir d'enfants à les faire, et ceux qui ne peuvent pas, au contraire, à accepter le destin et faire de nécessité vertu.
Pensez-vous avoir écrit un roman « féminin » ?
Il me semble que les romans féminins sont victimes d'un préjugé négatif. Quand nous parlons d'écriture féminine, nous nous référons à quelque chose de trop lyrique, trop émotionnel ou sentimental, trop psychologique, trop intimiste. Trop, en un mot. Ou pas assez. Pas assez structuré, pas assez rationnel, pas assez construit, par exemple. Il me semble qu'une bonne écriture n'a pas de "genres".
Vous travaillez sur un nouveau roman ? Pouvez-vous nous en donner un aperçu ?
Oui, j’écris en ce moment. Mon prochain roman se déroule entièrement en France, pays auquel je suis très attaché. Il a lieu lors d’une période fascinante et très compliquée : les 14ème et 15ème siècles.
"Les fivettes" est un livre d'Eleonora Mazzoni aux éditions Chèvre-feuille étoilée
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