Pourquoi était-ce important pour vous de valider scientifiquement les travaux de Maria Montessori ?
Je n'ai jamais voulu valider spécifiquement les travaux du Dr Montessori. Comme je l'ai dit, d'autres pédagogues ou médecins avaient perçu – sans doute plus partiellement – les mêmes phénomènes que cette grande dame. J'ai voulu rappeler en revanche qu'il existe des lois d'apprentissage universelles non négociables et qu'il nous faut maintenant les connaître, les servir et les respecter : un environnement aimant, soutenant, permettant aux enfants de réaliser des activités qui les motivent, d'être autonomes, et d'interagir constamment avec des enfants plus jeunes et plus âgés qu'eux, leur permet d'apprendre et de "rayonner" de manière surprenante. Bien sûr, dans cet environnement basé sur ces principes biologiques de l'apprentissage, nous avons utilisé une partie du matériel conçu par Itard, Séguin et Montessori. Néanmoins, nous l'avons simplifié et diminué en quantité. Nous avons mis par ailleurs un accent très fort sur deux paramètres essentiels pour le plein épanouissement humain : le développement des compétences exécutives ainsi que la reliance sociale.
Qu’avez-vous découvert de “nouveau” lors de vos recherches. Quelles sont les avancées, plus de cent ans après Montessori, Itard et Séguin ?
Nous savons aujourd'hui l'importance capitale de mettre en lien les enfants avec une nature réelle, complexe et foisonnante, proposition que Montessori n'avait pas développée. Or, le contact direct avec la nature nous est essentiel. Nous savons également que les compétences socles de notre intelligence, dites exécutives, qui nous permettent d'agir et d'atteindre nos objectifs, se développent par des activités non dirigées, par le jeu libre ou encore par le langage oral. Nous savons également à quel point il est essentiel de permettre aux enfants de jouer ensemble, de rire ensemble, d'apprendre avec des enfants plus jeunes et plus âgés dans la joie, parfois dans le bruit et la bonne humeur. La reliance sociale semble réellement être un catalyseur d'épanouissement cognitif, créatif, social et moral. Je crois qu'il faut étendre davantage le mélange des âges. Des enfants de 3 ans devraient pouvoir être quotidiennement en contact avec des enfants de 10 ans ou plus, comme cela se produit naturellement dans la "vraie" vie.
Parlez-nous de l’importance des compétences exécutives, qui sont plus importantes que le QI pour “nager dans le grand bain de la vie” ?
Les compétences exécutives sont des compétences cognitives fondamentales considérées par les chercheurs comme les fondations biologiques de l'apprentissage. Elles nous permettent de "fonctionner" normalement, d'atteindre les objectifs que nous nous fixons. Une de ces compétences est la mémoire de travail qui nous permet de mémoriser des informations à court terme ; une autre est le contrôle inhibiteur, qui nous permet d'inhiber les distractions pour rester concentrés sur notre tâche ; et enfin la flexibilité cognitive, qui nous permet de détecter nos erreurs et de revoir nos stratégies, si elles s'avèrent inefficaces, en persévérant sans nous laisser décourager. Ces trois compétences croissent dès la première année de vie, mais elles se déploient de manière extraordinaire entre 2 et 5 ans. Lors de cette période, l'enfant veut tout faire seul et il est fondamental de lui accorder l'autonomie qu'il demande car c'est en réalisant lui-même les objectifs qu'il se fixe qu'il développera de manière optimale ces trois compétences. Si, avant 5 ans, l'enfant n'a pas – ou peu – eu la possibilité d'atteindre par lui-même (avec de l'aide, si nécessaire) les objectifs qu'il se fixait, il n'aura pas développé une bonne mémoire à court terme, il ne retiendra pas les consignes, il aura de grandes difficultés à planifier, à se contrôler, à persévérer et à détecter ses erreurs. La moindre difficulté le découragera.
L'importance du développement de ces compétences n'est pas connue des enseignants, ni des parents. Or, elles sont souvent plus prédictives de l'épanouissement global, de la réussite professionnelle et sociale que le QI. L'autonomie en maternelle ne devrait donc plus être une option pédagogique, car dans ses premières années de vie l'être humain construit les fonctions cognitives essentielles de son intelligence par ses expériences actives.
À partir des données de la recherche actuelle, j'ai tenté dans mon livre de synthétiser la manière dont nous pouvons soutenir leur bon développement.
Pour vous “l’amour est le levier de l'intelligence humaine”. A-t-on oublié cet essentiel ?
Nous ne l'avons-nous peut-être pas complètement oublié, mais notre société nous incite constamment à la séparation, à la comparaison, au jugement. Or nous sommes des êtres de reliance sociale, et sans une relation positive à l'autre, nous ne fonctionnons pas correctement : nous avons besoin de l'autre, de son empathie, de sa bienveillance pour être heureux et en bonne santé, tant physique que psychique. Isolés les uns des autres, nous sommes clairement moins fonctionnels et nous perdons la possibilité de déployer pleinement nos potentiels humains.
Pouvez-vous nous parler de pays ou d’écoles dans le monde qui fonctionnent selon ces lois naturelles ?
Je vous en parlerai avec plaisir d'ici un an ou deux. Avec mon équipe, nous avons programmé un tour du monde pour rendre compte de ces initiatives.
Et comment soutenir des enfants plus grands à mieux lire quand ils n’ont pas eu la chance de bien apprendre à lire ? Sont-ils voués à l’échec scolaire ?
Bien sûr que non ! Même si notre cerveau est extraordinairement plus plastique dans les premières années de vie, il ne cesse de se recâbler en fonction des expériences vécues dans l'environnement. Comment permettre à des enfants plus âgés d'entrer dans la lecture ? De la même façon que pour les plus jeunes : simplement, avec du sens, du temps, de la confiance, de la joie et beaucoup d'humanité. Je développe tout un chapitre sur cette manière de procéder dans mon livre.
Que pensez-vous des écoles Montessori, contraintes d’être privées car ne pouvant œuvrer au sein du système conventionnel ?
Soyons clairs, je crois profondément que ce ne sont pas "des méthodes" qui doivent entrer dans notre système scolaire publique, mais la connaissance du fonctionnement humain et, avec elle, l'expérimentation pédagogique qui saura s'appuyer sur l'héritage de nos pédagogues sans s'y enfermer. Libérons-nous de l'idée de "méthode" qui, en nous faisant croire qu'elle va nous sauver, au final nous enferme. Il est à mon sens extrêmement glissant de figer, d'enfermer, de circonscrire. En ce qui concerne les travaux du Dr Montessori, ils sont un point de départ et non un point d'arrivée. Elle le martelait sans cesse !
Aujourd’hui vos travaux, à travers votre site également, sont très suivis par de nombreux enseignants. Comment voyez-vous les choses évoluer ?
Lors de ma dernière conférence qui a duré trois jours, en juillet, 750 enseignants (essentiellement de l'Éducation nationale) sont venus, à leurs frais et sur leur temps de vacances, de toute la France et même des quatre coins de la planète : Canada, Australie, Émirats arabes unis, Guinée-Bissau, Maroc, Tunisie, Algérie, Belgique, Suisse, Croatie, Espagne, Portugal, Cambodge et Viêt Nam... Qu'on le veuille ou non, un nouveau système est en train d'émerger. De très belles choses sont à venir.
Si demain vous étiez nommée ministre de l’éducation, que feriez-vous en priorité ?
Je ne crois plus en notre système actuel de gouvernance. Le ministre n'a de toute façon que peu de marge de manœuvre. Je refuserais le poste et continuerais de travailler de l'extérieur, jusqu'à ce qu'émerge un nouveau système. À ce moment-là, je serai heureuse de faire partie de l'équipe qui aura carte blanche pour reposer les fondations de notre école.