Le terme "Maasaï" dérive du mot "Ilmao" ("Jumeaux") qui fait précisément référence à la spiritualité de ce peuple premier emblématique d’Afrique, fondée sur l’expérience que toutes les choses sont reliées entre elles pour former des paires d’éléments complémentaires. Selon les Maasaï, dans la vie, il n’y a que des contraires, mais ils ne sont pas antagonistes.
La dualité règne à l’extérieur, comme le jour et la nuit, la pluie et la sécheresse ; et à l’intérieur de soi, où s’entremêlent les élans altruistes et les désirs égoïstes, la peur et le courage, etc. La refuser est pour eux le meilleur moyen de souffrir et d’être en conflit avec les autres. D’où la nécessaire acceptation de la dualité du monde et des êtres. Une attitude intégrée au quotidien qui favorise la patience et la bienveillance.
En obéissant à une grammaire de l’équilibre entre différents éléments apparemment opposés dans le but d’atteindre l’harmonie, il convient alors de fonctionner tout en douceur comme dans la vie, en opérant, par paires, des mouvements de navette entre deux points, deux éléments, deux états, deux groupes, deux êtres, etc.
Homme et femme, masculin et féminin, espérance et désespérance, bien-être et difficulté, monde visible et monde invisible, tous formant des paires d’éléments qui s’alternent, s’opposent, mais dépendent toujours les uns des autres.
La Femme est la Mère de Tout-Ce-Qui-Est
Le nom générique que les Maasaï attribuent à la femme est : Enkitok, c’est-à-dire l’être le plus grand, le plus puissant, le plus précieux. Selon eux, elle incarne la Vie ; elle est la colonne vertébrale de la famille et donc de la société. Elle est la mère de tous les pères, de tous les enfants, de tout le monde.
La femme est centrale. C’est aussi elle qui ordonne la tenue de l’importante cérémonie du nom ou encore elle qui allume le premier feu dans une maison.
Elle n’en revendique toutefois pas une supériorité sur l’homme, bien au contraire. Elle se place avec joie dans la position d’être une partenaire complémentaire avec lui. Il ne lui viendrait jamais à l’idée de penser ni encore moins de déclarer : "j’ai été opprimée par l’homme, je dois désormais le dominer !" ou encore "j’en fais plus que toi !", autant de pièges pour blâmer quelqu’un d’autre, créer de l’inimitié et de la haine.
Une telle dichotomie n’existe absolument pas dans leurs représentations.
Leur réalité, à contrario, est illustrée par la concrétisation de vraies paires, à l’instar de ce qui se passe dans la nature et dans le cosmos, où, par exemple, chaque nuit, la lune remplit inlassablement sa tâche complémentaire par rapport à l’œuvre diurne du soleil : chacun agit à égalité et en parfaite harmonie.
Il convient alors de se relier en intégrant le cercle. C’est parce que, disent-ils, nous nous mettons tous les deux dans le rang, en ligne droite, l’un derrière l’autre, qu’il y a perte de lien et que nous n’avons de cesse de nous dégager l’un de l’autre. Nul ne peut en effet être complémentaire s’il se sent loin de l’autre. L’on ne peut s’apprécier réellement qu’en étant ensemble dans le cercle, en partageant, en jouant et en dialoguant. Selon les Maasaï, c’est en s’appréciant que l’on se sent forts, le contraire de ce que l’on ressent en agissant tout seul et en commençant à penser mal.
La complémentarité ne s’apprend pas. Ce n’est pas quelque chose que l’on cherche à avoir, ce n’est pas non plus un concept scientifique où l’on doit analyser et prouver ; la complémentarité est naturelle, elle provient de l’intérieur de soi, elle est la conséquence de l’Amour, source de tout ce qui existe. Et puisqu’elle est reliée à sa propre intimité, au plus profond de son âme, pas de conflit possible, aucun risque de ce côté-là !
Partager les rôles ne voudra plus dire que ça vire à la catastrophe, partager les fonctions signifiera que l’un reconnaît spontanément et dans la joie que l’autre a les compétences pour le faire sans que pour autant il le regarde ni comme quelqu’un d’inférieur ni comme quelqu’un de supérieur.
En résumé, pour les Maasaï, nous sommes toutes et tous cocréatrices et cocréateurs. Ainsi, l’on peut toujours remplir les rôles que l’on désire, à condition d’en avoir les compétences, mais aussi que ce désir vienne du cœur et qu’il corresponde à son propre chemin.
Recevoir la force du Féminin Sacré et vivre en harmonie
Les Maasaï perçoivent les deux mondes masculin et féminin comme étant incomplets. L’unité ne s’accomplit qu’en les intégrant en soi tous les deux d’une part, et en mettant en pratique une troisième catégorie : le Féminin Sacré, d’autre part.
Selon eux, c’est en effet le féminin, et non le masculin, qui procure la qualité totale de la vie et de la réalité où tout n’est qu’Un. Dieu est éminemment de cette qualité-là. Il est bleu foncé (noir), de la couleur du nuage qui déverse son "liquide amniotique" sur la terre (sous forme de pluie) ; humide, au sens de fertile ; féminin : source de vie.
Plus les hommes avancent en âge, plus ils se « féminisent », au sens où ils acceptent pleinement et entièrement leur sensibilité, au plus près de la fragilité en mouvement de la vie. "Grand-Père", par exemple, se dit "Olkakuyia", et pourtant l’on préfèrera utiliser le terme "Enkakuyia", avec le préfixe du genre féminin, pour s’adresser à lui.
Ou encore un morane ("guerrier initiatique") qui se conduit avec grand respect envers les femmes, est appelé de la marque la plus prestigieuse du féminin : "Entoros", s’appliquant d’une façon générale aux hommes doux, tendres et prévenants.
Dans bien des célébrations, les hommes portent les robes de cuir sacrées de leurs épouses, incrustées de coquillages et de perles cousues en V, symbole pour eux du Féminin Sacré. Parfois même, ils suspendent à l’épaule des isurutia, spirales en cuivre traditionnellement portées par les mamans de moranes.
Ce n’est certes pas qu’en de telles circonstances, les hommes s’attribuent les rôles généralement dévolus aux femmes, ou qu’il y ait ponctuellement un transfert ou une inversion. C’est juste symbolique du dépassement des sexes et de l’adoption d’une troisième catégorie réceptive des réalités profondes du monde sacré de la femme.
Pour les Maasaï, il est de la première importance de vivre debout, en accord avec la fragilité de son être, reflétant le plus possible le mouvement du réel. Pour eux, seule la réalité est féconde. Il suffit donc d’en adopter la couleur, changeante à chaque instant, pour colorer sa vie et la rendre efficace. Et l’on reçoit d’autant plus que l’on prend en compte à quel point elle est fragile, combien il faut en prendre soin. Plus elle est fragile, plus elle atteint à la "sainteté". En particulier, s’agissant de certains âges de la vie, tels que celui de la maman, du nourrisson ou du vénérable aîné, mais aussi des temps dits de transition, où l’on a quitté l’ancien sans être rentré dans le nouveau.
Tous ces âges, toutes ces périodes, sont intouchables, inviolables, sacrés au plus haut point, parce que fragiles, sensibles et pleins de tendresse ; parce que c’est là que la réalité est le plus elle-même. D’ailleurs, s’il existe en langue Maa un mot : eng’oki, pour traduire la notion de "péché", c’est uniquement pour qualifier les seuls comportements contraires à l’attention extrême qui est requise en de telles circonstances ! C’est peu de dire combien leur importance est capitale.
Xavier Péron est écrivain, coach de vie, anthropologue politique et expert des peuples premiers, notamment au sein du GITPA (Groupe International de Travail sur les Peuples Autochtones).
Il a été nommé en 2000, Democratisation Officer-médiateur au Kosovo (ex-Yougoslavie), après les frappes de l’OTAN et a utilisé avec succès la méthode maasaï de résolution des conflits basée sur l’Amour Universel, dans ses réunions de réconciliation entre Serbes, Albanais et Roms. Son livre "Tu ne peux pas presser la Déesse en lui donnant un coup de coude !" fait partie de la sélection livre du magazine Fémininbio #17 Juin-Juillet !