Cet article a été publié dans le magazine #33 mars-avril 2021
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"Moi ça ne m'intéresse pas que tu viennes faire un portrait de moi/que tu viennes m'enregistrer. Par contre si tu viens à l'atelier, je te sculpte pendant que tu m'enregistres, ça, ça m'intéresse." Voilà la condition de Cécile Raynal pour que je vienne à sa rencontre et sans le savoir à ma rencontre.
Son atelier n'a pas d'adresse. C'est une bergerie au fond d'un sentier dans un petit village de Normandie. Cécile Raynal est une sculpteure de terrain. Elle passe trois mois sur un paquebot pour sculpter des marins, sculpte des détenus dans les prisons, des adolescents en soins psychiatriques, des religieuses dans un couvent. Ceux qu’on ne voit pas. "Les grands-mères dans les maisons de retraite, elles ne pouvaient pas imaginer qu'on puisse avoir envie de les représenter. Soudain les gens se sentent absolument représentables. Donc présentables.”
>>A lire sur FemininBio "Lettre à la fragilité", extrait du livre sonore de Sarah Roubato
La sculpture de Cécile ne se contente pas montrer ce qui n’est pas là. Elle capte aussi ce qui pourrait être. Dans une sculpture cohabite ce qu’on montre, ce qu’on ne laisse pas surgir, et la vieille personne qu’on sera. Cécile capte les potentiels en nous. Ces autres formes de nous qu’on laisse au seuil du réel. "Il y a une ado qui a voulu que son portrait apparaisse, et ce qui est apparut était insupportable pour elle, et surtout pour ses parents. Un homme maori en prison n’a pas voulu que je le sculpte : “Qu’est-ce que tu vas montrer que je ne veux pas qu’on voie ? Toi, tu vas aller voir derrière mes tatouages.” Pourtant il voulait bien qu'on le prenne en photo."
Venir dans l’atelier de Cécile, c’est s’accorder une parenthèse précieuse dans un monde où règnent la vitesse et le mouvement ; ces moments sont essentiels. Ils nous permettent de retrouver quelque chose qu’on a perdu. "La personne qui vient ici s’offre un moment incroyable de disponibilité au regard et au silence. Ce qui est rare dans son existence."
Pour Cécile, le moment où on pose est une véritable rencontre. Entre Cécile et moi, ce fut un double portrait en miroir. Deux femmes qui vont chercher ceux qui sont marginalisés ou qui cultivent eux-mêmes leur marge, et qui font leur portrait en prenant le temps. Car venir dans l’atelier de Cécile, c’est s’accorder une parenthèse, un temps de disponibilité au silence et à l’immobilité. Dans un monde où règnent la vitesse et le mouvement, ces moments sont essentiels. Ils nous permettent de retrouver quelque chose qu’on a perdu. D’être attentifs aux mouvements, au corps, au geste, à la matière. "Ce que je vis ici c’est une extrême disponibilité au regard. La personne qui le vit avec moi s’offre un moment incroyable de disponibilité au regard et au silence. Ce qui est rare dans son existence."
Cécile travaille dans la matière, moi dans l'immatériel. Elle par l'œil et la main, moi par l'oreille et la voix. Cécile est encombrante avec ses sacs de terre, ses outils, ses trépieds, mais son travail est visible aux autres. Moi je n'ai rien, un petit micro. Mais la voix des autres, je l'emporte, et ils ne savent pas ce que je vais en faire.
Je ne fais pas un travail avec le modèle où le modèle est une plante sur une table qui cherche la bonne pose.
Cécile se met sur la pointe des pieds, pivote, fléchit les jambes, danse autour de sa pièce. Voilà qu'elle sculpte mon visage. Je fixe son visage qui fixe le mien... le mien de terre. Juste à côté de l'atelier vit une famille d'étourneaux. Le contraste entre mon immobilité et leur fulgurance, le poids de la terre pétrie par Cécile et la légèreté de leur vol me plaît. Le deuxième jour, je me surprends à retrouver facilement la pose, comme si mon corps avait imprimé cet inconfort. Mes muscles retrouvent leurs courbatures, et ils y sont bien.
Rien n'est plus inconfortable que l'immobilité. Mais on s'y installe, dans l'inconfort. Le deuxième jour, je me surprends à retrouver facilement la pose, comme si mon corps avait imprimé cet inconfort. Mes muscles retrouvent leurs courbatures, et ils y sont bien. Lors de cette séance, la tête de la sculpture s'est penchée. Cette tête penchée, elle apparaît sur toutes les photos de mon enfance. Quelque chose s'était relâché.
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La sculpture commence à parler elle aussi. Il faut qu'elle parle, mais pas qu'elle bavarde. Il faut savoir quand s’arrêter. Cécile a fait une sculpture presque androgyne. Des jambes très masculines, et un haut de corps très féminin. "Il y a chez toi une volonté, quoi qu'il arrive j'avance, un positionnement dans le monde assez masculin... et pourtant, regarde, toutes ces fragilités, cette féminité voluptueuse." Je regarde la sculpture. C'était ça. Exactement ça. Je regardais ma propre posture dans ma vie, mon geste. "Parfois je ne sais pas ce que je vois. C’est la sculpture qui dit ce que je vois. C’est assez troublant."
La sculpture de Cécile nous invite à saisir le geste que nous imprimons à nos vies. Elle révèle le rapport qu'on entretient au monde, et nous permet de nous explorer en profondeur. "Si j’ai trouvé le bon geste dans mon travail c’est que j’ai trouvé la bonne posture dans ma vie. C’est que j’ai trouvé la juste place. Et je ne parle pas d’une place sociale. Je parle d’un endroit entre soi et soi".
>>Écouter le portrait sonore de Cécile : Cécile trouver le bon geste
>>Découvrir les œuvres de Cécile : cecileraynal.fr
L'autrice :
Sarah Roubato est quêteuse de possibles, écrivaine, anthropologue et autrice compositrice interprète franco-québécoise, Sarah interroge par les mots la possibilité de changement de nos sociétés. Elle est l'autrice de Lettres à ma génération, publié au lendemain des attentats du Bataclan sur Médiapart. Elle nous offre ici la retranscription d'un de ses portraits sonores.
Le livre :
Trouve le verbe de ta vie et autres lettres sonores, version audible, Sarah Roubato, aux éditions Frémeaux et Associés (livre sonore lu par l'auteur), 2021.