Cet article a été publié dans le magazine #35 juillet-août 2021
>> Pour retrouver la liste des points de vente c'est ici
Chère Cassette,
Dans la soupe du quotidien remontent parfois des goûts de l’enfance qu’on ne sait plus nommer. On ne sait plus dans quel plat, à quel dîner, dans quelle cuisine on les a connus. Mais on sent dans ce goût-là quelque chose où il fait bon. Où il fait chez soi.
Je t’ai retrouvée un de ces matins où on se décide enfin à trier la pile de papiers, à ouvrir les cartons qui dorment derrière les mots Plus tard . Alors dans le carton commence une fouille archéologique. Chaque objet déplie un petit film.
Le tien ne fait défiler qu’une image : celle de la route. Avec deux acteurs invisibles, mais présents. Brel et Barbara, dos à dos sur chacune de tes faces, au milieu de jazz, de blues, de rock. Tu étais la cassette de la voiture. Celle qui n’avait pas besoin de boîtier, car elle ne quittait jamais le lecteur. Même pas cette nuit où la voiture fut forcée. Le lecteur disparut, mais les visiteurs eurent la délicatesse de te laisser sur le tableau de bord. Je ne sais pas ce que tu as pu leur raconter. Tu as toujours su être convaincante.
En enfance, le temps n’a pas…
En enfance les mots ont un autre…
Et puis un jour, on vient nous apprendre…
Tu n’étais qu’une cassette et tu m’as appris que le monde peut s’écouter. Que Brel et Barbara pouvaient exister sans nom et sans visage. Tu m’as appris une beauté qui n’est pas lisse. Qui saute, qui s’abîme, qui s’éraille. Qui grésille. Qu’une voix est un paysage insondable. Qu’elle peut inspirer la confiance ou la peur.
La route m’a toujours conduit loin. J’ai écouté vieillir des gens que j’aime. J’ai entendu la fatigue d’une journée de travail qui fait traîner les fins de mots. Et la lassitude, plus profonde, qui les appesantit. J’ai entendu l’inquiétude dans la précipitation des phrases, l’impatience dans des syllabes presque piquées. J’ai entendu bien des sourires… oui, les sourires ça s’entend.
Aujourd’hui je vois toute une génération élevée dans le silence des textos et des tchats, immobilisée devant l’écran. Sur Skype, je raconte que ma caméra ne marche pas. J’efface le plus souvent possible l’image, pour que le paysage des voix ressurgisse. Pour que tu te retournes encore des centaines de fois sur ma route.
L'autrice :
Cette lettre fait partie du recueil Lettres à ma génération aux éditions Michel Lafon (2018). Elle est rééditée en version sonore lue par l'autrice en 2021.
Quêteure de possibles, écrivaine, anthropologue et auteure compositeur interprète franco-québécoise, Sarah Roubato interroge par les mots la possibilité de changement de nos sociétés. Elle crée des spectacles mêlant chanson et théâtre où elle s’accompagne au piano et à la guitare, avec ses propres textes et des chansons des répertoires francophones américains et hispanophones.